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aurait trouvé le mouvement perpétuel, il ne peut être comparé qu’à Olivier Ledain, barbier, non de Séville, mais de Louis XI.

Beaumarchais reçoit ces bordées d’injures avec le calme d’un galant chevalier : « Elle est femme, écrit-il à M. de Vergennes, et si affreusement entourée, que je lui pardonne de tout mon cœur ; elle est femme, ce mot dit tout. » D’Éon, voyant qu’on ne veut plus lui donner d’argent, feint d’avoir encore des papiers à publier ; Beaumarchais s’en inquiète d’abord un peu, mais il se rassure bientôt. C’est une fanfaronnade de d’Éon ; il n’a plus rien ; il a donné pour 120,000 liv.[1] ce dont il exigeait d’abord 318,000, et Beaumarchais le tient en respect, car il a dans les mains les billets souscrits au lord Ferrers, et la pension de d’Eon étant devenue un contrat de rente, il peut au besoin la faire saisir, si cette prétendue demoiselle persiste à ne pas exécuter les conditions du traité. Du reste, connaissant bien le caractère vaniteux du chevalier, il engage M. de Vergennes, s’il veut obtenir son retour en France, à ne plus paraître s’occuper de lui. Menacé d’oubli, le chevalier arrive de lui-même à Versailles un beau matin, en août 1777 ; seulement il a oublié de s’habiller en femme : on lui enjoint de prendre ce costume ; il obéit, excite pendant quelque temps un intérêt de curiosité ; puis, voyant que la curiosité se lasse, il repart pour Londres, et comme il n’a plus dès lors aucun rapport avec Beaumarchais, nous n’avons plus à nous occuper de lui.

En abandonnant ici l’étrange problème qui se rattache au chevalier d’Éon, nous serions tenté de conclure comme Voltaire, qui écrivait à ce sujet, en 1777, les lignes suivantes : « Toute cette aventure me confond ; je ne puis concevoir ni d’Éon, ni le ministère de son temps, ni les démarches de Louis XV, ni celles qu’on fait aujourd’hui ; je ne connais rien à ce monde. » C’est, en effet, un monde assez incompréhensible que celui où des mascarades semblables peuvent devenir des affaires d’état. Nous dirons seulement, en prenant cette énigme sous Louis XVI, ce qui nous paraît le plus probable d’après les documens que nous avons sous les yeux. Contrairement à l’opinion la plus générale, il nous paraît probable que Louis XVI et M. de Vergennes, en imposant à d’Éon le costume féminin, le croyaient réellement femme. Le caractère sérieux du roi et du ministre ne permet guère de supposer qu’ils aient pu se prêter à une comédie aussi

  1. En payant comptant la créance réelle ou simulée de lord Ferrers, Beaumarchais, qui avait été autorisé à payer en prenant des termes, avait fait supporter à d’Éon un escompte au profit du roi, qui réduisait la somme donnée à 109,000 livres. Il avait ensuite remis à d’Éon quelques petites sommes, qui font monter le total de l’argent donné à 4,902 livres sterling. Dans toute cette affaire, Beaumarchais se montre beaucoup plus économe des deniers du roi que dans les deux précédentes.