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ridicule et aussi inconvenante, où Beaumarchais seul aurait joué le rôle de dupe. Seulement, comme cette prétendue révélation du sexe féminin de d’Éon fournissait au roi et au ministre un moyen commode d’étouffer toutes les conséquences des anciennes querelles du chevalier avec les Guerchy et leurs amis, tous deux s’empressèrent de l’adopter comme un fait avéré, sans s’occuper beaucoup d’en vérifier l’exactitude. Quant à d’Éon, il est visible que du jour où, par je ne sais quelle cause, les doutes qu’avaient fait naître les travestissemens de sa jeunesse se renouvellent dans son âge mûr, il commence par les repousser, et ensuite les favorise d’autant plus habilement, qu’il feint de ne se laisser arracher qu’avec peine le secret de son prétendu sexe féminin. Sans nous arrêter à l’hypothèse complètement romanesque de M. Gaillardet, d’Éon nous semble être conduit tout simplement à jouer ce rôle par deux motifs assez peu relevés en eux-mêmes : — d’abord l’espoir d’obtenir du gouvernement français plus d’argent ; — puis la vanité, le besoin de faire parler de lui à tout prix, qui est le trait le plus saillant de son caractère. Dans une lettre inédite de lui à un ami, nous lisons ces lignes : « Je suis une brebis que Guerchy a rendue enragée en voulant la précipiter dans le fleuve de l’oubli. » Cette phrase peint très bien d’Éon. Resté dans une condition ordinaire, il aurait passé inaperçu, surtout depuis que sa querelle scandaleuse avec le comte de Guerchy lui rendait impossible toute carrière officielle[1]. Passant pour une femme ou pour un être amphibie dont le sexe était un mystère, il était sûr d’attirer l’attention générale. Ce manège lui a réussi, puisqu’il lui a valu une célébrité que n’obtiennent pas toujours de grands caractères et de belles actions[2].

Après son retour en France, d’Éon fit courir le bruit que Beaumarchais avait retenu à son profit une partie de l’argent qui lui était destiné. Ce dernier s’en plaignit à M. de Vergennes, qui lui répondit par la lettre suivante, en l’autorisant à la publier :


Versailles, le 10 janvier 1778.

« J’ai reçu, monsieur, votre lettre du 3 de ce mois, et je n’ai pu y voir

  1. On sait qu’en 1765 d’Éon, secrétaire d’ambassade à Londres, avait poussé les choses jusqu’à accuser publiquement devant les tribunaux anglais son ambassadeur d’avoir voulu le faire empoisonner et assassiner.
  2. Le même motif de vanité peut expliquer sa persistance jusqu’à sa mort dans ce travestissement, une fois adopté. Un homme distingué, qui l’a connu à Londres dans les derniers temps de sa vie, me fournit encore une explication. Suivant lui, d’Éon, après avoir d’abord trouvé les vêtemens de femme fort incommodes, avait fini par s’y habituer et les portait par goût, en y mêlant cependant toujours quelque chose du vêtement masculin. La même personne qui a bien voulu me donner ce renseignement m’assure que, si l’on croyait encore en France en 1809 au sexe féminin de d’Éon, en Angleterre, tous ceux qui à cette époque fréquentaient le chevalier ne doutaient pas qu’il ne fût un homme.