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des hommes. Ses torrens, ses lianes, ses convulsions souterraines, accomplissent en quelques saisons ce que le temps n’achève dans nos contrées qu’à l’aide de sa lime infatigable. Haïti en est un triste exemple. Puisse le ciel préserver à jamais l’île de Java d’un pareil sort ! Je suis sans cesse tenté, je l’avoue, de prendre le parti de la société contre la nature. Livrée à elle-même, la nature ne produit rien de bon. J’ai vu à Buitenzorg un savant intrépide qui venait de traverser Bornéo dans toute sa largeur, vêtu, comme un Dayak, d’une ceinture de feuillage. « Abandonné dans une forêt des tropiques, lui disais-je, quels fruits trouverait-on pour se nourrir ? — On trouverait, me répondit-il, les jeunes pousses de rotin qui enlacent de leurs tiges grimpantes les troncs vermoulus des vieux arbres. » Si c’est là tout ce que nous réserve la végétation tropicale dans sa pompe fastueuse, honneur à la charrue et gloire à l’aiguillon ! Le pire de tous les tyrans, c’est celui qui entrave le travail ; c’est l’anarchie, ce n’est pas le despote.

Nous avions vu dans l’île de Java ce que peuvent voir tous les voyageurs qui se rendent, par la route royale, d’Anjer à Sourabaya. Si nous nous étions dirigés vers l’est, du côté de Chéribon, nous ne fussions pas sortis des sentiers battus. M. Burger aima mieux nous faire visiter complètement la province des Preangers et nous conduire jusqu’à la lisière des forêts vierges qui couvrent encore les derniers districts de la côte méridionale. Pour réaliser ce projet, il fallut mettre tout le pays en mouvement : le régent disposa des relais sur la route de traverse qui unit la régence de Bandong à celles de Limbangan et de Soukapoura. Il prit soin d’aposter des corvées pour nous aider à franchir les pas les plus difficiles, et poussa la prévoyance jusqu’à faire étendre des nattes de bambou sur quelques points où les pluies avaient dégradé la chaussée. Sans cette précaution, il est vrai, notre voiture eût enfoncé dans l’humus javanais jusqu’au moyeu, et je doute fort qu’Hercule en personne eût réussi à nous en tirer. Les petits chevaux de Java ont moins de force que d’ardeur. Ils galopent tant que la voiture les suit. Si la voiture s’arrête, ils sont incapables de faire un pas de plus en avant. Aussi, dès qu’une rampe un peu forte se présentait devant nous, il fallait voir la profonde anxiété de notre cocher malais. Il portait la main à son turban, comme s’il eût voulu invoquer Mahomet, serrait autour de sa taille sa longue robe de soie rouge, et, rassemblant toutes ses forces, assénait à ses six coursiers, en guise d’encouragement, une volée de coups de fouet qui eût fait prendre le mors aux dents à Rossinante. Les pauvres bêtes partaient ventre à terre ; parfois elles franchissaient l’obstacle dans la chaleur de ce premier élan, mais si la montée était longue, la voiture, pour parler en marin, perdait