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fort bien, me dit-il, se venger de ses mémoires sur son ami, et être fort expéditifs à le condamner, puisqu’ils ont commencé par le décréter de prise de corps sans informer contre lui, ce qui est violer toutes les lois. »

« Je le crus, et, tout délibéré, dès que la nuit fut close, je sortis par une petite porte qui donnait dans une rue détournée, et, bien accompagné par deux ou trois amis, je me retirai dans l’enclos du Temple.

« Ce château, ce vaste terrain que Philippe le Bel enleva si scandaleusement aux Templiers, et qui fut depuis cédé aux chevaliers de Malte, était alors, grâce aux privilèges de cet ordre, un lieu d’asile, non pour les criminels, mais pour toute personne qui, sans avoir commis aucun délit grave, avait pourtant une affaire fâcheuse, telle que des dettes, telle qu’une dénonciation hétéroclite, telle en un mot que mon affaire[1].

« L’usage était de se faire inscrire en arrivant sur les registres du baillif du Temple ; il me demanda quelle cause, m’engageait à réclamer les privilèges du lieu. — Sont-ce des dettes ? — Je n’en ai pas. — Une rencontre ? — Mes ennemis, si j’en ai, ne m’ont jamais attaqué qu’avec leur plume. — Quelque querelle de jeu, quelque affaire de femmes ? — Je ne joue jamais ! Je n’ai jamais causé ni désordre dans une famille, ni scandale dans une maison de joie. — Mais pourquoi donc ? — Pour des vers que de graves personnages ne trouvent pas bons, vers imprimés je ne sais comment à Londres, dénoncés je ne sais pourquoi à Paris, et que le grand conseil, qui n’a point la police des livres et qui n’est point juge de ce qui se fait en Angleterre, prétend être injurieux à un tribunal qui n’existe plus, parce qu’ils font l’éloge d’un homme que ces équitables magistrats voudraient qu’on ne louât jamais.

« Il n’hésita pas à m’accorder l’asile que je demandais. — Mais, me dit-il, l’usage est que ceux qui viennent ici changent de nom ; comment voulez-vous qu’on vous appelle ? — Le Blanc, car je le suis et je prétends toujours l’être, en dépit de tous les dénonciateurs et de tous les censeurs, soit des tribunaux ou des journaux, tous un peu trop enclins à juger sans informations préalables, encore que la loi et le bon sens en ordonnent. — Où voulez-vous loger ? — Dans le très petit appartement que la belle Mme de Goodville occupe dans votre enclos ; elle veut bien que je partage avec elle sa chambre, sa table, ses meubles pendant ma clôture. — Vous n’y serez pas mal ; c’est une femme fort belle et de beaucoup d’esprit[2]. Ce fut en effet chez elle que je trouvai l’asile le plus doux que jamais homme décrété ait rencontré dans le monde ; elle était au Temple pour ses dettes, et nous ne cessions de rire en pensant que nous louions ensemble, elle par décret du Châtelet, et moi par décret du grand conseil.

« Cela nous parut si gai, que le lendemain nous l’écrivîmes à M. de Sartines qu’elle connaissait beaucoup ; nous lui envoyâmes d’assez drôles d’épigrammes que nous faisions ensemble sur mon affaire. Ce n’était ni à ce mi-

  1. On ne sait guère généralement que le quartier du Temple, aujourd’hui le quartier général des fripiers de Paris, était encore en 1778 un lieu d’asile.
  2. Il nous semble que le candide Gudin, qui nous parlait tout à l’heure de sa vertu, devient ici bien léger. Apparemment cette Mme de Goodville, dont il partage les meubles, est de son côté une femme légère dont l’influence lui donne ce petit ton avantageux, assez rare chez lui.