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faisais. Plus je versais de larmes sur ce douloureux sacrifice, plus je croyais avoir de mérite à le consommer. Oui, j’ose le dire, dans le sein même de l’amour, j’ai conservé la pureté de mon cœur. »


Ici la jeune fille en question se livre, avec des détails trop vifs pour pouvoir être reproduits, au développement d’un sophisme imité de Rousseau, qui consiste à démontrer qu’elle est d’autant plus vertueuse d’intention qu’elle a été moins vertueuse en fait. « J’ai longtemps combattu, dit-elle, je n’ai pu me vaincre. La cruelle privation qui m’était imposée durait depuis trop longtemps. Être cinq ans sans voir un homme que l’on adore, ah ! ce n’est pas dans la nature. » Mais l’obéissance aux lois de la nature a produit un résultat social des plus fâcheux.


« Je jouissais de quelque considération, ajoute-t-elle ; il me l’a enlevée. Je n’ai que dix-sept ans, je suis déjà perdue de réputation. Avec un cœur pur et des inclinations honnêtes, je vais être méprisée de chacun. Je ne puis me faire à cette idée, elle m’accable et me désespère. Non, je ne veux pas être la victime d’un fourbe qui fut assez lâche pour abuser de tant d’amour. L’ingrat ! depuis l’âge de douze ans je lui avais engagé mes plus tendres affections. Je l’adorais. J’aurais répandu jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour assurer sa félicité. Hélas ! je sens qu’il m’est toujours plus cher. Je ne puis vivre sans lui. Il doit être mon époux, il le sera. Si j’étais libre, je serais dans cet instant au pied du trône. Ma jeunesse, mes malheurs, ma figure, qui n’est point désagréable, tout intéresserait pour moi ; mais, prisonnière, pour ainsi dire, d’un père et d’une mère qui ne me perdent jamais de vue, je ne puis rien entreprendre sans leur consentement. Dieu préserve[1] qu’ils sussent mon aventure ! Je serais perdue. Et d’ailleurs ils s’opposeraient à mes desseins. Que deviendrais-je ? Ah ! monsieur, prêtez-moi votre secours, tendez-moi votre généreuse main, faites renaître les consolations et l’espérance dans mon âme oppressée ! Je ne veux pas faire de la peine à mon perfide ; non, je l’aime trop. C’est au pied du trône que je désirerais porter ma plainte. Si vous daignez m’aider, je me promets tout. Vous avez des protections, monsieur ; vous connaissez le ministre, il vous considère. Eh ! qui pourrait vous refuser la considération qui vous est due à si juste titre ? Dites-lui, monsieur, qu’une jeune personne qui implore votre secours implore sa protection, qu’elle gémit et soupire nuit et jour ; elle ne demande que la justice… Comme je désire que mes parens ne soient pas instruits de mes desseins, je ne vois qu’une chose qui pût me réussir, ce serait d’obtenir une lettre de cachet pour me conduire à Versailles seule, avec la permission seulement, si cette grâce m’était accordée, de mener une femme de chambre. Je vais bien vite, direz-vous ; mais, quand on aime, on appréhende tout. J’entends parler de mariage. S’il se marie, que deviendrai-je ? Je n’ai rien à opposer ; je n’ai à faire valoir que mon amour. Il n’y paraît pas assez sensible pour espérer de le toucher. Je crois cependant pouvoir dire, sans présomption

  1. Dieu préserve que, locution provençale.