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sibilité, d’esprit et de bavardage. Cette Provençale de dix-sept ans est véritablement saturée de la Nouvelle Héloïse ; elle en a les exclamations : « Fatale maison, dit-elle en parlant de la maison où elle a vu son amant pour la première fois, c’est toi qui causas tous mes malheurs ! » Elle en a aussi les contradictions ; elle se complaît dans des détails très scabreux, tout en protestant sans cesse que, si elle s’est écartée du sentier de la vertu, elle n’en a que mieux senti le prix d’une âme pure et vertueuse, « Aimable innocence, s’écrie-t-elle, qu’êtes-vous devenue ? Vous aurais-je perdue ? Ah ! non, non. J’ai sondé jusqu’au plus petit recoin de mon cœur ; il est trop sensible, mais il est toujours honnête. De grâce, monsieur, ne le croyez pas corrompu. »

Il y a dans ces lettres, d’un ton inégal et bizarre, comme une sorte de reflet du roman de Rousseau ; c’est la conception fausse du philosophe de Genève qui, en égarant la tête d’une jeune fille bien douée, se mêle cependant chez elle à des accens sincères et naïfs qui la font aimer. C’est ainsi qu’elle écrit en parlant de son amant : « Je le voyais sans cesse. Que de progrès faisait dans mon cœur un amour que je ne connaissais pas encore ! Si jeune, n’en devais-je pas être exempte ? À douze ans, doit-on connaître cette terrible passion ! » Plus loin, elle dira naïvement : « Cet homme avait un cœur de tigre. » Ou bien : « Ah ! monsieur, voici bientôt l’instant critique. » Et tout cela mêlé à des bavardages philosophiques où l’on retrouve toujours Rousseau sous la forme d’une petite Provençale de dix-sept ans. C’est ainsi, par exemple, que pour justifier son beau projet de quitter père et mère pour aller à Versailles parler au roi, elle écrit à Beaumarchais la lettre suivante, dont je ne supprime que les passages d’une naïveté un peu effrontée. Il y a toujours de ces passages dans les lettres de Mlle Ninon :


« À Aix, ce 25 janvier 1779.

« Quelle tâche pénible, monsieur, j’ai à remplir ! Il s’agit de justifier une démarche que vous avez trouvée dénuée de prudence et de bon sens ; il s’agit de vous convaincre de la solidité d’un projet que vous désapprouvez. Fille présomptueuse, quelle est ta témérité, et que vais-je entreprendre ! Vouloir justifier ce que vous avez condamné, vous, monsieur ! Ah ! n’importe. Je vais écrire. Vous me le permettez ? Vous me pardonnerez ? Allons, me voilà rassurée.

« Premièrement, ce n’aurait pas été pour moi seule que j’eusse entrepris ce que j’osais vous communiquer. Trois objets m’attiraient au pied du trône : la gloire de mon roi, celle de mon sexe et la mienne ; il y a trop longtemps que nous sommes victimes malheureuses de la perfidie des hommes. Leur despotisme s’étend tous les jours davantage, et, ce qui est plus cruel, c’est qu’ils parviennent, par leurs séductions, à nous faire sacrificateurs et victimes. À qui nous sacrifions-nous ? Est-ce à des hommes ? Non : à des barbares qui