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AU ROI[1].
« Sire,

« Dans la ferme confiance où je suis que les extraits que j’adresse à votre majesté sont uniquement pour elle et ne sortent point de ses mains, je continuerai, sire, à vous présenter la vérité sur tous les points connus de moi qui me paraissent intéresser votre service, sans avoir égard aux intérêts de qui que ce soit au monde.

« Je me suis dérobé d’Angleterre sous prétexte d’aller à la campagne, et je suis venu tout courant de Londres à Paris, pour conférer avec MM. de Vergennes et de Sartines sur des objets trop importans et trop délicats pour être confiés à la fidélité d’aucun courrier.

« Sire, l’Angleterre est dans une telle crise, un tel désordre au dedans et au dehors, qu’elle toucherait presque à sa ruine, si ses voisins et ses rivaux étaient eux-mêmes en état de s’en occuper sérieusement. Voici le fidèle exposé de la situation des Anglais en Amérique ; je tiens ces détails d’un habitant de Philadelphie, arrivant des colonies et sortant d’en conférer avec les ministres anglais, que son récit a jetés dans le plus grand trouble et a glacés d’effroi. Les Américains, résolus de tout souffrir plutôt que de plier, et pleins de cet enthousiasme de liberté qui a si longtemps rendu la petite nation des Corses redoutable aux Génois, ont trente-huit mille hommes effectifs armés et déterminés sous les murs de Boston ; ils ont réduit l’armée anglaise à la nécessité de mourir de faim dans cette ville ou d’aller chercher ses quartiers d’hiver ailleurs, ce qu’elle va faire incessamment. Environ quarante mille hommes bien armés et aussi déterminés que les premiers défendent le reste du pays, sans que ces quatre-vingt mille hommes aient enlevé un seul cultivateur à la terre, un seul ouvrier aux manufactures. Tout ce qui travaillait à la pêche, que les Anglais ont détruite, est devenu soldat et croit avoir à venger la ruine de sa famille et la liberté de son pays ; tout ce qui avait un commerce maritime, que les Anglais ont arrêté, s’est joint aux pêcheurs pour faire la guerre à leurs communs persécuteurs ; tous les gens travaillant sur les ports ont grossi cette armée de furieux dont la vengeance et la rage animent toutes les actions.

« Je dis, sire, qu’une telle nation doit être invincible, surtout ayant derrière elle autant de pays qu’il lui en faut pour ses retraites, quand même les Anglais se seraient rendus maîtres de toutes leurs côtes, ce qui est bien loin d’arriver. Tous les gens sensés sont donc convaincus en Angleterre que les colonies anglaises sont perdues pour la métropole, et c’est aussi mon avis[2].

« La guerre ouverte qui se fait en Amérique est bien moins funeste encore à l’Angleterre, que la guerre intestine qui doit éclater avant peu dans Londres ; l’aigreur entre les partis y est montée au plus haut excès depuis la proclamation du roi d’Angleterre qui déclare les Américains rebelles. Cette ineptie, ce chef-d’œuvre de démence de la part du gouvernement a renouvelé les forces de tous les opposans en les réunissant contre lui ; la résolution est prise de

  1. Remis au roi, cacheté, par M. de Sartines, le 21 septembre 1775.
  2. Beaumarchais exagère ici beaucoup l’état de l’opinion en Angleterre pour donner plus de poids à son avis, et il enlève à cet avis un mérite de sagacité que nous devons lui restituer.