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incomplet. L’administration des Beaux-Arts, il faut le dire, s’efforce, avec un zèle, vraiment éclairé, de restituer aux expositions annuelles leur ancien éclat et leur légitime importance. Les réformes introduites dans les conditions d’admission, les moyens employés pour déterminer la juste sévérité du jury, le mode de placement des tableaux et la lumière égale qui leur est accordée, à tous sont, à quelques détails près, des améliorations sérieuses et dont on doit lui savoir gré ; mais elle ne peut, en somme, prétendre régénérer l’art par sa seule influence. C’est aux maîtres surtout qu’il appartiendrait de diriger le mouvement de la peinture en opposant l’autorité de leurs exemples à l’invasion d’un art sans portée et sans fond.

De tous les artistes placés depuis longtemps au premier rang, M. Delacroix est le seul qui ne dédaigne pas de mêler ses œuvres aux essais de la jeune école, il y a lieu de le remercier de cette persévérance à accepter une publicité qui n’est plus nécessaire à sa réputation ; mais les trois tableaux qu’il a exposés cette année peuvent-ils avoir cette autorité magistrale dont nous parlions tout à l’heure ? Serait-il juste, par exemple, de ne voir en M. Delacroix que le peintre des Pèlerins d’Emmaüs, et le tableau qu’il a intitulé ainsi n’accuse-t-il pas avant tout les imperfections de sa manière ? Sans doute, on aurait mauvaise grâce à exiger de M. Delacroix une transformation impossible : il aurait grand tort de ne plus mettre en œuvre ses belles qualités de coloriste pour rechercher des qualités d’un autre ordre qui échapperaient probablement à sa poursuite ; mais serait-ce se montrer trop exigeant que de lui demander mieux que ce qu’il nous donne ici ? Sont-ce des disciples pénétrés d’un respect religieux à la vue de leur maître, ou des convives en appétit, que ces deux hommes attablés, la serviette sur les genoux, le verre fort près de la main, comme ces joyeux compères que Jordaens aimait à peindre ? Cette figure aux traits et à l’attitude vulgaires peut-elle passer pour le Christ se révélant aux yeux de ses compagnons et trahissant tout à coup son essence divine ? Que dire enfin des accessoires de la scène, de l’ajustement et du costume moderne des personnages, de cet escalier à balustres de bois, comme on en voit dans les vieilles maisons des deux derniers siècles ? On sait, de reste, que les grands maîtres, et Rembrandt entre autres ; ne se faisaient nul scrupule de multiplier ainsi les anachronismes, lorsqu’ils traitaient des sujets sacrés ; mais les peintres de notre, époque ne doivent pas s’autoriser de pareils précédens et tomber sciemment dans des erreurs qui ne paraissent excusables chez les anciens peintres que parce qu’elles sont ingénues. Le mérite d’exécution qui distingue certaines parties du tableau des Pèlerins d’Emmaüs ne rachète pas le goût qui l’a inspiré. C’est peu pour un artiste comme M. Delacroix de colorier savamment un fond, de disposer habilement l’effet de quelques tons : c’est une faute grave, que de sanctionner par son exemple les tentatives de l’art matérialiste, et de rabaisser la grandeur d’une scène des Evangiles au niveau d’une scène d’hôtellerie flamande.

Qui sait d’ailleurs si M. Delacroix est en ceci le vrai coupable, et si le zèle inconsidéré de ses admirateurs ne l’a pas amené à traiter dans ce style la composition des Pèlerins d’Emmaüs ? On a tant répété que tout attestait chez lui l’infaillibilité du goût, on a tant applaudi même aux erreurs de ce grand talent, qu’on a pu lui faire perdre en partie la conscience de ses défauts. En