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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 2.djvu/1197

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Presque toute une partie du recueil de Katchitj leur est consacrée. Ces ouskoks ou émigrés, en quittant leurs loyers et franchissant la frontière[1], emmenaient avec eux leurs glavars, leurs popes, leurs serdars, et jusqu’à leurs rapsodes. C’étaient des clans ou des tribus complètes. Les motifs qui les faisaient partir sont exposés avec une vérité scrupuleuse par Katchitj dans la piesna qu’il chanta chez les Nakitj, en l’honneur des héros de cette famille, et au festin d’anniversaire de leur patron domestique :


« Deux nobles frères du sang de Nakitj, deux knèzes, Mathias et Martin, dans leur riche héritage, se lamentent et se disent l’un à l’autre : — Nous sommes riches, nous possédons des prairies aux clairs ruisseaux, de vastes champs de blé, des vergers pleins de fruits ; mais à quoi nous sert tout cela, quand nous avons sur les épaules des spahis turcs et le pacha d’Hertsegovine qui remplace nos anciens bans ? Chaque jour nous arrive sur la terre de nos aïeux une nouvelle avanie de la part des tyrans étrangers ; nous nous flétrissons, nous nous desséchons dans l’esclavage, fuyons vers les pays latins, sous l’égide du doge de Venise. Le doge sort déjà de mère à tant de braves Dalmates et Bosniaques ; il nous donnera, à nous aussi, de la poudre et du plomb ; il attachera à notre kalpak la plume de vautour, et nous reviendrons rendre à nos spahis turcs de sanglantes visites. Nous nous battrons comme des Monténégrins ; nous emmènerons butin et prisonniers. Par le grand Dieu ! il faut se venger des Turcs.

« Ce qu’ils disaient, les Nakilj, ils le firent. Ils emmenèrent avec eux mille ïunaks dévoués, et s’en allèrent trouver le doge sérénissime. Celui-ci les reçut à merveille, leur donna poudre et plomb, et attâcha à leur kalpak la plume de vautour. Alors les Nakitj aiguisèrent leurs sabres et parcoururent en ravageurs les frontières turques. Ils brûlaient villes et villages, arrachaient les enfans aux mères turques, et les emmenaient comme esclaves dans les cités latines. Ils reprirent d’assaut la citadelle de Senïa, dans la vallée de la Tsetinié, le fort aérien de Knin, Dernich et Gabel, sur la fangeuse Neretva, et tant que les Nakitj vécurent, on ne se battit nulle part sans eux contre les Turcs… Aussi le sérénissime doge a-t-il donné aux enfans des deux frères de nombreux châteaux et le manteau de sénateur sur les lagunes. »


Une autre rapsodie de Katchitj, chantée selon la coutume homérique dans la tribu dalmate des Suritfj, chez le colonel Ante Suritj, chef de la famille, célèbre la série d’aïeux de ce colonel, à commencer par le dragon de feu, don Stepane, qui marchait partout en tête de l’armée vénitienne, et qui remporta sur les infidèles plus de triomphes qu’il n’y a de jours dans l’année. Aussi recevait-il du doge, comme solde, trente ducats d’or par mois. Enfin, au siège de Sibinik par les Turcs, il fut couvert de blessures et pris en voulant débloquer la ville. « Les barbares lui firent endurer pendant trois jours tous les genres de tortures, et le quatrième ils l’empalèrent vivant. Gloire à son

  1. Uskotchtvchi. De là est venu leur nom.