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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 2.djvu/1199

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« Les héros de Kataro se comptent par milliers… Voyez l’un d’eux, le knèze de Dobrota, Ivanovitj Marko, sur sa petite tartane montée par quarante hommes. Tous se sont confessés aux capucins d’Athènes ; ils ont reçu l’absolution, et, prêts à mourir, ils attaquent une galiote de guerre tripolitaine montée par trois cents Barbaresques sous le bey Ibrahim… La barque légère voltige comme l’hirondelle autour de l’énorme vaisseau. Qu’importe aux braves le nombre des ennemis ? les petits faucons parfois domptent les grands aigles. De même le knèze de Dobrota, après une horrible lutte, parvient à couler bas la galiote barbaresque ; mais frappé d’une dernière balle au front, Ivanovitj Marko tombe au milieu de son triomphe, et son âme pure s’envole au paradis. »


Le chant héroïque, si original chez Kircha, si majestueux chez Katchitj, subit une dernière transformation quand le Serbe oriental, Vuk Karadchitj, s’en empare. La différence du style, de la poésie, de la morale même, frappe ici au premier coup d’œil. Je traduis le Diacre Stefane :


« Avant qu’il soit jour, avant la messe de l’aurore, la sainte messe du dimanche, le diacre Stéfane se lève, et ce n’est pas à l’église qu’il va. Il va dans son champ semer du blanc froment, deux vieux voyageurs passent et s’arrêtent à le regarder. — Au nom de Dieu, diacre Stéfane, d’où vient qu’un jour de dimanche tu te lèves avant l’aurore, non pour aller à l’église, mais pour venir travailler dans ton champ ? Es-tu devenu fou ? ou bien, foulant la croix aux pieds, t’es-tu fait Turc ? — Vieux voyageurs, répond le diacre, je ne suis point devenu fou, ni n’ai foulé aux pieds la sainte croix ; mais je me trouve dans une grande misère. J’ai au logis neuf enfans muets et neuf autres aveugles, et rien que mes bras pour les nourrir. Ainsi Dieu me pardonnera mon péché.

« Les deux vieux voyageurs se disent : Allons maintenant trouver la diaconesse, pour nous assurer de ce qu’elle fait. Arrivés à la cour de Stéfane, ils trouvent sa femme occupée à faire cuire du pain, et ils lui disent : Au nom de Dieu, diaconesse, d’où vient qu’un saint jour de dimanche tu le lèves avant l’aurore, non pour aller à la messe, mais pour faire cuire du pain ? Es-tu frappée de folie, ou bien t’es-tu faite renégate ? La femme du diacre répond : Je ne suis ni folle, ni renégate, mais j’ai à endurer une grande misère. J’ai à nourrir neuf muets et neuf aveugles. Je les nourris avec l’aide de mon époux. Ainsi Dieu me pardonnera mon péché.

« — Donne-nous ton nouveau-né, qui est dans ce berceau doré, répliquent alors les deux voyageurs. Nous l’égorgerons ; de son sang, nous marquerons les portes de ta blanche demeure, et tout ce qui s’y trouve, de muet parlera, tout ce qui s’y trouve d’aveugle verra. La pauvre mère réfléchit, elle réfléchit longtemps. Puis elle se décida et donna son nouveau-né aux deux vieillards. Ils l’égorgèrent, et, recueillant son sang, ils en marquèrent les portes de la maison du diacre. Ce qui s’y trouvait muet parla, ce qui y était aveugle commença à voir. Et les deux vieillards sortant continuèrent leur voyage.

« L’épouse du diacre se retourne alors vers le berceau du pauvre enfant qui