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bateaux qui voyagent en même temps sur le fleuve. Au lieu de s’opposer à cette dangereuse folie, les passagers très souvent la partagent et excitent l’amour-propre du capitaine, déjà trop disposé à une joute sottement périlleuse. On a vu jusqu’à des femmes, possédées de cette frénésie, donner pour alimenter le feu tout ce qu’elles se trouvaient porter avec elles d’objets combustibles. Si l’on n’exposait que sa vie par ces gentillesses, ceux qui l’estiment assez peu pour la jouer ainsi seraient bien les maîtres de la risquer, et personne ne se permettrait de l’apprécier plus qu’eux-mêmes ; mais quand on songe qu’ils exposent en même temps plusieurs centaines d’existences qui peuvent être plus précieuses que la leur, on ne saurait trouver d’expressions assez sévères pour blâmer cette gloriole coupable. Le mal est devenu si grand qu’il ne peut manquer de provoquer le remède. À l’heure qu’il est, la moitié des bâtimens à vapeur construits en Amérique depuis vingt ans ont été détruits soit par le choc d’autres bâtimens, soit par suite d’explosion[1].

Toute la journée a été consacrée à visiter la sucrerie de M. Roman et celles de deux de ses voisins. Un charmant intermède de ces visites aux établissemens sucriers, c’étaient nos promenades à travers les beaux jardins des plantations. J’ai vu, pour la première fois, plusieurs arbres des tropiques et un oiseau moqueur en cage. À dîner, j’ai mangé de la confiture de goyave. Le soir, j’ai été dans une savane, où je me suis embourbé jusqu’aux genoux ; mais c’était une savane, cela console un peu. Une sucrerie est à la fois une exploitation agricole et une entreprise manufacturière. Il est toujours curieux de suivre tous les degrés par où passe une matière brute pour être transformée en un objet utile, de voir, par exemple, d’affreux chiffons, réduits en sale bouillie, devenir un papier éblouissant de blancheur. Ici le point de départ est encore plus éloigné, et le chemin encore plus long d’une bouture de canne fichée en terre jusqu’à un pain de sucre parfaitement raffiné. Ce qui m’intéressait davantage, c’est que la culture de la canne et la fabrication du sucre sont liées à une question d’humanité, le maintien ou l’abolition de l’esclavage. En effet, le sucre est le grand ennemi de l’émancipation des noirs. La nécessité du travail esclave pour la production avantageuse de cette denrée, dont l’usage est universel, est un des principaux argumens qu’on allègue en faveur de l’esclavage. Nulle autre culture ne peut réclamer, autant que la culture du sucre, le travail forcé des noirs, comme une condition indispensable. En Virginie, par exemple, où la principale culture est celle des céréales, l’esclavage

  1. Ce chiffre a été établi par le représentant qui a présenté au congrès un bill pour la sûreté de la vie des voyageurs sur les bateaux à vapeur. Le bill a été adopté.