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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 2.djvu/1268

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la corriger, et ne mesure pas ses coups. Dans la querelle du rigorisme et du relâchement qui partagea de son temps l’ordre des franciscains, Jacopone embrassa passionnément le parti des frères spirituels, dont l’ascétisme représentait alors ce qui fut depuis l’austérité janséniste. On sait jusqu’où Port-Royal porta la hardiesse et la résistance. Dans sa fougue évangélique, Jacopone parla en tribun à la chaire de saint Pierre, pour la prémunir contre les corruptions ou même les lui reprocher. Il disait à Célestin V : « Défie-toi des bénéficiers allâmes de prébendes, leur soif est telle qu’aucun breuvage ne l’éteint ; — garde-toi des concussionnaires… si tu ne sais t’en défendre, tu chanteras un triste chant. »

Lorsque Boniface VIII eut succédé à Célestin, Jacopone s’écriait : « O pape Boniface, tu as joué beaucoup au jeu de ce monde ; je ne pense pas que tu en sortes content : comme la salamandre vit dans le feu, ainsi dans le scandale tu trouves ta joie et ton plaisir ! Tu tournes ta langue contre toute règle religieuse et tu profères le blasphème au mépris de toute loi. » M. Ozanam, qui condamne ce langage, montre ensuite Jacopone mis au cachot par Boniface, s’écriant avec une tendresse de cœur singulière au milieu de tant d’emportemens : « Frappe tant qu’il te plaira, je m’assure de vaincre à force d’aimer, » demandant seulement au pontife insulté non d’adoucir sa punition corporelle, mais de lever l’excommunication dont il l’a frappé, et terminant ses jours agités au milieu des plus ardentes effusions de l’amour divin.

Quand M. Ozanam parle de saint François, comme Beato Angelico, il s’est agenouillé avant de peindre ; mais il juge fra Jacopone avec l’indépendance que son sujet comporte. Je citerai cette remarquable appréciation : « Nous aurions voulu tirer de l’ombre la figure de ce poète, qui se détache si bien de la foule, qu’il faut aller chercher sous des haillons et dans un cachot ; de ce poète tout brûlant d’amour de Dieu et de passions politiques, humble et téméraire, savant et capricieux, capable de tous les ravissemens quand il contemple, de tous les emportemens quand il châtie, et lorsqu’il écrit pour le peuple, descendant à des trivialités incroyables, au milieu desquelles il trouve tout à coup le sublime et la grâce… » Le jugement qui suit sur le XIIIe siècle me semble aussi fort remarquable : « Époque plus douée d’inspiration que de mesure, plus prompte à concevoir de grandes pensées que persévérante à les soutenir, qui commença tant de monumens et en acheva si peu, qui poussa si vigoureusement la réforme chrétienne et qui laissa subsister tant de désordres, capable de tout, en un mot, hormis de cette médiocrité sans gloire dont se contentent volontiers les siècles faibles. »

On pourrait multiplier les citations, elles montreraient que dans le cadre restreint que M. Ozanam a choisi, il a fait preuve des qualités solides qu’il a déployées, soit dans des compositions plus étendues, soit, dans sa chaire, où l’on ne s’accoutume pas à ne plus l’entendre, et surtout de cette alliance de la science et de l’enthousiasme qui distingue à un si haut degré sa parole et ses écrits.


J.-J. AMPÈRE.


V. DE MARS.