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un immense service. À partir de ce moment, les caractères furent pesés et non comptés. Leur valeur et non plus leur nombre détermina la division du règne animal, comme celle du règne végétal, en groupes naturellement subdivisés. Mais, pour arriver à l’appréciation de cette valeur, les deux hommes de génie dont nous venons de rappeler les noms procédèrent d’une manière très différente. Jussieu ne consulta que l’observation et l’expérience ; Cuvier, ainsi qu’il le déclare lui-même, eut recours avant tout au raisonnement[1]. De l’importance des fonctions, il conclut à l’importance des organes, et par suite à celle des caractères fournis par ces derniers. Rien de plus rationnel et de plus logique en apparence. Malheureusement la nature semble souvent prendre un malin plaisir à se jouer de notre raison. Ce magnifique à priori, vrai tant qu’on ne l’applique qu’aux vertébrés, devient dans bien des cas d’une inexactitude frappante dès qu’on arrive aux invertébrés, et surtout aux représentans dégradés des trois derniers embranchemens. Pour qui accepterait à la lettre tout ce que dit Cuvier au sujet de la respiration et des organes respiratoires, le branchellion formerait à lui seul une classe distincte[2]. Pour un élève de Jussieu, il doit devenir seulement le type d’une sous-classe, et nous adopterons cette manière de voir, la nomenclature exprimera ainsi, en compensant le nombre par la valeur, les ressemblances qui rattachent le branchellion aux autres hirudinées et les différences qui l’en éloignent.

Au risque de paraître un peu trop technique à mes lecteurs, je n’ai pas cru devoir leur épargner les descriptions anatomiques, les discussions de physiologie et de doctrine qui précèdent. Il m’a semblé nécessaire de montrer, au moins une fois, avec quelque détail, comment l’exploration minutieuse d’un seul animal bien choisi conduit à aborder les questions les plus diverses et les plus délicates de la zoologie. J’ai voulu donner à qui me suivrait jusqu’au bout - une idée de ce travail de révision générale que nécessite l’état actuel de la science, — et, si j’ai quelque peu réussi, on comprendra sans peine le plaisir que j’éprouvai à recevoir mes premiers branchellions, l’ardeur que j’apportai à leur examen, la joie que me firent éprouver les résultats de ce travail.


A. DE QUATREFAGES.

  1. Règne animal, seconde édition. Introduction.
  2. Je dois dire que Cuvier lui-même se fût bien gardé d’agir ainsi. Chez ce grand homme, la prétention à l’infaillibilité et l’esprit systématique ne prévalurent jamais ni contre la bonne foi la plus entière ni contre ce parfait bon sens qui est un des attributs du génie. Aussi, dans la classification des annélides en particulier, n’a-t-il pas hésité à obéir aux faits plutôt qu’aux règles qu’il avait établies.