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Tatare, que le brave et infortuné colonel Lévitzki, qui commandait alors un bataillon du régiment de Kabarda[1], avait jadis sauvé de la potence à Mosdok, et qui, par reconnaissance, s’était voué corps et âme à son service secret, fit savoir un jour qu’à la faveur d’une petite foire tenue à Andreva, quelques ennemis s’étaient introduits dans l’aoul. On supposait même qu’un naïb (chef) bien connu par son audace était du nombre. Les ennemis devaient sortir la nuit pour retourner chez eux. On fut les attendre aux trois portes du village, et le lendemain matin trois morts et un blessé étaient entre les mains des Russes. Le naïb ne se trouva pas du nombre. Les soldats s’étaient un peu trop hâtés de faire feu, ce qui avait permis à quelques hommes de se sauver. Les montagnards étaient furieux de cette mésaventure, tout comme si les Russes avaient empiété sur leurs droits. Ils firent annoncer qu’ils viendraient prendre leur revanche ; on les attendit pendant plusieurs jours, mais personne ne parut, et ce qu’on trouva plus surprenant, c’est qu’ils ne vinrent pas pour racheter les morts, pas plus que pour tenter de les déterrer. Les Tatares d’Andreva seulement réclamèrent le blessé, sous prétexte qu’il était de leur aoul. Le prince leur fit répondre qu’il serait fusillé. J’ignore si telle a été la fin de ce malheureux ; mais j’en doute, parce que les Russes n’ont pas l’habitude de maltraiter leurs prisonniers.

C’était par de tels actes de fermeté que le prince Bariatinski s’était fait une grande réputation chez ces hommes, qui ne comprennent guère que la raison du plus fort. Pour eux, indulgence est synonyme de faiblesse. Tout homme, à les entendre, peut donner une récompense ; mais le chef tout-puissant a seul le droit de punir, et c’est par la jouissance de ce droit qu’il doit prouver sa puissance : s’il ne le fait pas, ce n’est pas par bonté, c’est qu’il a peur. Shamyl, qui les connaît, n’emploie qu’un seul moyen : la force. Les Tatares sont grands appréciateurs du courage, et ils l’estiment même chez leur ennemi. J’ai connu un officier qui était condamné à servir comme soldat (ce qui se voit quelquefois dans l’armée russe) et qui, à la suite de nombreuses aventures périlleuses survenues pendant qu’il allait seul à la chasse, s’était fait chez les Tchétchens une si haute réputation de bravoure, qu’il pouvait désormais se promener librement dans tout le pays et venir s’installer dans un village ennemi non-seulement sans danger, mais même avec l’assurance d’être parfaitement reçu. Cet homme intrépide avait tué en diverses circonstances quatorze Tchétchens, incendié les foins d’un village ennemi auxquels son colonel lui avait dit d’aller mettre le feu, et j’ai entendu dire que, pendant une expédition dans les montagnes, il avait suppléé avec le produit

  1. Un officier en Russie peut avoir un commandement de deux rangs au-dessus ou au-dessous de son grade. Le colonel Lévitzki, dont j’aurai souvent à parler dans ce récit, a été tué devant un aoul du Daghestan.