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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 2.djvu/348

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de sa chasse au manque d’alimens, et entretenu les chefs de son détachement dans l’abondance, quand d’autres compagnies en étaient réduites à donner jusqu’à cinq roubles pour un morceau de pain. Si l’année russe avait beaucoup de soldats de cette trempe, bientôt la campagne lui appartiendrait complètement, et l’on n’aurait plus à enregistrer tant de meurtres isolés. Du reste, les Tchétchens ne se décident pas aisément à attaquer les chasseurs de l’infanterie russe ; ils les connaissent comme excellens tireurs et préfèrent, s’ils peuvent, entrer en arrangement avec eux. Ils tiennent à la vie plus qu’on ne le pense, et ils ne l’exposent pas volontiers pour rien.

Quelques jours après mon arrivée à Vnézapné, le prince Bariatinski voulut que je fisse connaissance avec son régiment. À cet effet, il me fit passer en revue quelques compagnies alors occupées à protéger les travaux d’une tour que l’on construisait sur une hauteur voisine de la forteresse, et qui, conjointement avec une autre tour, devait en défendre les abords contre l’ennemi. Je vis là de beaux types de soldats dont la physionomie expressive et martiale me plut infiniment. Je remarquai la croix de Saint-George de soldat[1], que beaucoup portaient sur la poitrine comme signe d’une bravoure incontestable. Quand un groupe d’hommes se distingue, on donne une croix, et c’est à la majorité des voix de ces mêmes hommes qu’elle est décernée au plus digne. Après la revue, nous nous dirigeâmes vers l’aoul d’Andreva, qui, malgré l’intérêt de la nouveauté, produisit sur moi un bien triste effet. L’aspect misérable de ces maisonnettes qu’on appelle sakles, l’expression farouche des figures qu’on y rencontre et qui, sans faire le moindre mouvement, vous suivent constamment des yeux, n’avaient rien en effet de bien attrayant. Je fus un grand sujet d’attention pour ces sauvages, « qui, disaient-ils ensuite, auraient bien voulu voir la couleur de mon sang. » C’était mon costume français qui avait probablement excité en eux ce bizarre mouvement de curiosité. J’avais ainsi vu en peu d’instans les deux classes d’habitans de ces régions lointaines, les Russes et les Tatares, ou, si on l’aime mieux, mes défenseurs et ceux qui auraient pu devenir mes assassins. Les précautions du prince Bariatinski furent ma sauvegarde, et peu de temps après je me fis auprès des Tatares une réputation qui me valut des invitations de quelques-uns des principaux personnages de l’aoul, chez lesquels je vins amicalement prendre le thé et même boire du vin de Champagne. On pense bien que je n’y venais pas seul, quoique je n’allasse que chez des individus auxquels la Russie avait donné des grades et des pensions. On me donnait toujours une escorte de soldats pour dessiner dans la rue, car

  1. Cette croix est la récompense de la bravoure militaire. L’ordre de Saint-George se divise en plusieurs classes. Il y a la crois de Saint-George d’officier et la croix de Saint-George de soldat.