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Celle-ci est d’abord ballottée par les vagues ; mais, aussitôt que la pleine lune s’épanouit, le batelier remarque que son embarcation se meut moins facilement et s’enfonce par degrés, si bien qu’à la fin elle ne sort plus des eaux que de la largeur d’une main. Cette circonstance lui fait comprendre que ses passagers, c’est-à-dire les âmes, doivent se trouver à bord, et il s’empresse de mettre à la voile. Il a beau se fatiguer les yeux à regarder, il n’aperçoit dans sa barque que quelques flocons de brouillard qui se meuvent et s’entremêlent sans pouvoir prendre une forme déterminée. C’est en vain qu’il écoute de toutes ses oreilles, il n’entend qu’un grésillement et un pétillement presque imperceptibles. Seulement, par intervalles une mouette passe au-dessus de sa tête en poussant ses cris lugubres, ou bien à ses côtés un poisson sort sa tête des flots et fixe sur lui ses gros yeux craintifs. La nuit bâille, et la bise devient froide. Partout est la mer, le clair de lune et le silence. Muet comme tout ce qui l’entoure, le batelier finit par atteindre l’Ile Blanche, où il arrête sa barque. Sur la côte, il n’aperçoit personne, mais il entend une voix haletante, aux glapissemens asthmatiques, dans laquelle il reconnaît celle du Hollandais. Ce personnage invisible paraît lire une liste de noms propres, avec le débit monotone d’un contrôleur qui fait un appel nominal. Plusieurs de ces noms sont connus du pêcheur comme appartenant à des personnes décédées dans le courant de l’année. Pendant la lecture de cette liste de noms propres, la barque s’allège peu à peu. Tout à l’heure elle était engravée dans les sables de la plage, et la voilà qui remonte à mesure que la nomenclature est épuisée. C’est un avertissement pour le batelier que sa cargaison est arrivée à bon port, et il s’en retourne paisiblement auprès de sa femme et de ses enfans, dans sa chère maisonnette sur le Siehl.

C’est de la même manière que s’effectue chaque fois le passage des âmes dans l’Ile Blanche. Une circonstance particulière frappa un jour un batelier qui faisait ce trajet. Le personnage invisible qui sur le rivage donnait lecture de la liste de noms propres s’interrompit tout à coup et s’écria : « Où donc est Pitter Jansen ? Ce n’est pas là Pitter Jansen ! » A quoi une petite voix flûtée répondit : « Je suis la femme de Pitter Jansen, et je me suis fait inscrire sous le nom de mon mari. »

Tout à l’heure je me suis fait fort de démêler, à travers les ruses de son déguisement, l’important personnage mythologique qui figure dans cette légende. Ce n’est autre que le dieu Mercure, jadis le conducteur des âmes, et qu’on nomma, à cause de cette spécialité, Hermès Psychopompos. Oui, sous cette humble houppelande, sous cette piètre figure d’épicier, se cache un des plus superbes et des plus brillans