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De fourrés en fourrés, il était arrivé sain et sauf jusqu’à la porte de la forteresse : il était sauvé ; il était chez les siens. Comme il n’y avait aucun doute sur sa conduite, qui avait toujours été bonne, on le rendit à ses amis, qui alors le reçurent avec des transports d’allégresse. On imaginerait difficilement la joie que son retour causa dans le bataillon dont il faisait partie. On l’avait cru mort ; il revenait presque de l’autre monde, car on ne revient pas facilement de chez Shamyl. Il apportait de sa captivité des détails curieux pour tous, mais d’un haut intérêt pour son chef, qui jugea à propos de les mettre à profit.

Au nombre des renseignemens que donnait le fugitif Ivan, il en était un qui avait plus particulièrement attiré l’attention du prince Bariatinski : c’est que, dans l’aoul de Zandak, situé au fond d’une vallée, à quarante verstes[1] environ de Vnézapné et à trente verstes de la forteresse russe la plus rapprochée, il existait une pièce de canon parfaitement montée. La pensée d’enlever cette pièce d’artillerie et de détruire par un rapide coup de main ce repaire d’ennemis s’offrit à l’esprit actif et entreprenant du colonel. Je ne fus pas mis dans la confidence de ce projet, qui avait pour but d’obliger Shamyl à se priver du concours d’une partie des hommes qu’il employait contre une armée russe qui opérait à la même époque dans le Daghestan. Les préparatifs se firent avec tant de précautions, que, jusqu’au moment où l’on prit définitivement la route de la vallée qui mène au village de Zandak, personne ne supposa qu’on méditait une course sérieuse : on ménageait a la garnison de Vnézapné comme à moi-même une surprise. Le prince Bariatinski m’avait bien dit plus d’une fois qu’avant de nous séparer, il me donnerait « une représentation de sa façon ; » mais je n’y comptais presque plus quand cette bonne fortune se présenta.

Une fois persuadé que j’allais parcourir les montagnes du Caucase avec une colonne expéditionnaire, je ne fus pas, je l’avoue, sans quelque inquiétude. N’ayant jamais été militaire, je n’avais aucune idée de l’effet que ferait sur moi le sifflement des balles. Je ne me rendais pas bien compte de la manière dont je me comporterais au moment du danger, et j’allais me trouver en mesure de représenter la bravoure française devant un public qui se connaissait en fait de courage, et qui, je suppose, n’était pas fâché de voir un Français à l’œuvre, Je me disais bien que les gens sensés ne jugeraient pas de ma nation d’après moi seul : Dieu merci, la France n’a plus besoin de faire sa réputation militaire ; mais qui savait si on ne serait pas

  1. A peu près dix Houes et quart de Francc. La verste se compose de cinq cents sagènes ; la sagène est de trois archines, et l’archine vaut 0m71165 de mètre.