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ce qui fit dire à mon interlocuteur qu’il devait y avoir là quelques fusils russes, car les carabines circassiennes ne portent ordinairement que de très petites balles. — C’est, me dit cet officier, votre cheval blanc qui nous vaut cette visite. Nous ferions beaucoup mieux de mettre pied à terre et de ne pas nous exposer ainsi à une mort inutile. — Il faut dire qu’outre mon cheval, qui par sa couleur brillait au milieu des soldats qui nous entouraient, j’avais un bonnet de fourrure d’une blancheur éclatante. Je suivis son conseil, et nous continuâmes notre conversation jusqu’à ce que la compagnie de cet officier fût appelée à en remplacer une autre qui se retirait de la ligue des tirailleurs après avoir épuisé ses munitions. La compagnie russe est ordinairement composée de trois cents hommes ; chaque homme porte avec lui soixante cartouches, d’où il résulte que la compagnie en question avait tiré près de dix-huit mille coups, et l’on suppose bien qu’elle n’était pas la seule à combattre.

Les Russes chargent leur arme avec une grande rapidité et fournissent un grand nombre de coups en très peu d’instans ; mais ils tirent mal, car ils n’ajustent pas. Quand on leur demande pourquoi ils n’y apportent pas plus d’attention, ils répondent naïvement que « ce n’est pas nécessaire, attendu que la balle saura bien trouver son homme. » Par suite de ce raisonnement, ils cherchent peu à mettre à profit les accidens de terrain qui pourraient les garantir ; en effet, il est inutile qu’ils se cachent, si la balle se charge elle-même d’aller trouver son homme. D’ailleurs se cacher est contraire aux idées de bravoure du soldat ; il faut bien qu’il se montre, s’il veut être vu et admiré. Les Circassiens, qui ne donnent pas tant d’esprit à leurs projectiles, profitent au contraire de tout pour se mettre à couvert, et pour peu qu’une pierre soit grosse, ils trouveront le moyen de s’en faire un abri. Il est curieux de voir avec quelle adresse ils se blottissent derrière le premier objet venu : un serpent ne ferait pas mieux. Toutefois ils perdent beaucoup de temps pour charger leurs carabines, qui sont presque toujours à balle forcée ; ils ménagent la poudre, ajustent longtemps, et tirent bien quand ils peuvent appuyer leur arme sur un objet quelconque. Ils tirent mal à bras francs. La réputation d’excellens tireurs qu’on leur a faite n’est donc méritée qu’à de certaines conditions. On comprend qu’un homme qui, durant toute sa vie, se sert d’une même arme, qui en étudie la portée, et qui ne tire que lorsqu’il est parfaitement établi dans un lieu à sa convenance, on comprend, dis-je, que cet homme manque rarement son but, quelque mauvaises que soient les carabines que les montagnards fabriquent chez eux. Il m’est arrivé de tirer à la cible avec des Tatares ; j’avais une carabine de leur fabrique, qui était plutôt belle que bonne, et ils étaient fort étonnés de voir qu’à bras francs