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sorte qu’on ne tarda pas à m’attribuer une foule d’exploits imaginaires. Il ne se tuait plus un seul homme aux environs de Vnézapné sans que je dusse inévitablement y être pour quelque chose, et plus tard, quand j’eus quitté la forteresse, on m’assura que l’époque du passage du French dans cette contrée avait servi de date pour quelques-uns des événemens qui avaient précédé ou suivi mon séjour.

Le prince Bariatinski, désirant avoir un plan approximatif de la route que nous avions parcourue, s’adressa à cet effet aux officiers qui avaient été avec nous, et dont aucun ne put se charger de ce travail. Alors on m’en parla. Quelle que fût la difficulté de me souvenir d’un chemin fait pendant la nuit, dans les circonstances que j’ai décrites, et de plus sans avoir pris aucunes notes ni aucunes mesures, j’essayai de faire un plan qui put donner une idée des lieux. Je le soumis ensuite à tous les officiers, qui n’y trouvèrent rien à corriger. Il fut donc adopté, et on le fit copier par un jeune officier qui, sachant un peu de lavis, le mit en couleur et y ajouta son nom.

C’est à quelques jours de là, et pendant que j’étais seul avec le prince Bariatinski, que j’eus avec lui la conversation suivante : — Vous aviez déjà fait la guerre ? me dit-il.

— Non, jamais, mon prince.

— Oh ! je suis persuadé que vous avez servi en Algérie.

— Je vous assure que je n’ai jamais servi nulle part.

— Alors c’est bien la première fois que vous vous êtes trouvé à un combat ?

— La première fois.

— Vraiment !

— Je vous en donne ma parole d’honneur. Et croyez bien que je n’aurais aucune raison pour dire autre chose que l’exacte vérité.

Le prince garda un moment le silence, puis il ajouta, comme en se parlant à lui-même : — Ces diables de Français !… ils naissent tous soldats. — Mon individualité disparaissait devant une telle appréciation. Ce n’était plus moi seul qu’on croyait capable de se bien conduire dans le danger, c’étaient tous les Français. J’étais heureux d’un résultat qui dépassait mon attente, et je me trouvais ainsi récompensé de l’effort que je m’étais imposé.

Il y a eu depuis, à cette même porte de Goëtimir, un combat dont les feuilles russes ont fait mention. J’ai appris aussi qu’à une époque bien antérieure à celle de mon séjour dans les pays caucasiens, une colonne russe, ayant avec elle dix pièces de canon, avait déjà été dirigée contre l’aoul de Zandak.

Après cette affaire, l’ennemi nous donna quelques jours de repos. C’était à lui maintenant de faire sentinelle et de veiller à l’entrée de toutes les vallées qui débouchent dans la plaine des Koumouiks. De