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leur côté, les soldats russes purent à leur aise se raconter leurs aventures. Ils trouvaient dans leur course nocturne de quoi se créer un sujet de distraction pour plusieurs jours, en attendant que l’ennemi vînt s’offrir de lui-même à leurs coups, ou qu’ils allassent encore le chercher chez lui. Le soldat russe est grand causeur ; il raisonne toujours et sur tout, et il est quelquefois curieux de le suivre dans ses plans de combats. Les officiers, qui savent jusqu’à quel point sa sagacité est pénétrante, s’en rapportent bien souvent à lui pour deviner la mission qu’ils auront à remplir, lorsqu’une fois ils ont reçu l’ordre de se préparer pour une sortie dont ils ignorent le but.

Quand les Tchétchens ne se montrent pas à Vnézapné, la conversation manque bientôt d’aliment, et l’ennui ne tarde pas à se faire sentir ; mais les Circassiens, qui, eux aussi, se fatigueraient bien vite d’une inaction qui ne leur est pas habituelle, laissent rarement passer une semaine sans venir se montrer devant la forteresse. Alors on se tire quelques coups de fusil, le canon même se mêle ordinairement de la partie, on se fait quelques blessures, et tout le monde est content.

C’est pendant les jours d’inaction qui suivirent la course à Zandak que nous allâmes rendre visite à un régiment de dragons dont les cantonnemens n’étaient éloignés de Vnézapné que d’une vingtaine de verstes. En sortant de l’aoul d’Andreva par la porte de l’est, nous traversâmes un petit bois peuplé de faisans qui se levaient devant nous presque à chaque pas ; puis nous arrivâmes dans la steppe, qui se prolonge jusqu’à Tchir-Iourt, village où sont cantonnés les dragons, et de là jusqu’à la mer Caspienne. En cet endroit, les dernières pentes des montagnes sont complètement nues ; c’est comme si la steppe avait été soulevée par immenses morceaux. Ces champs arides sont fréquentés par de nombreuses compagnies de perdrix qui, conjointement avec les lièvres, s’en sont adjugé la jouissance, que du reste, on leur dispute peu : les animaux sont à leur aise dans un pays où les hommes se font la chasse entre eux.

Je trouvai, parmi les dragons, beaucoup d’aimables officiers dont quelques-uns me firent la politesse de former eux-mêmes mon escorte, quand je voulus aller dessiner un très joli pont de bateaux jeté sur le Soulak. Après la garde impériale, ce n’est guère que dans les régimens de cavalerie qu’on peut encore rencontrer des officiers appartenant aux bonnes familles de l’aristocratie russe, et il faut ajouter, à leur éloge, qu’on est presque sûr de trouver en eux des hommes d’un esprit cultivé. J’ai souvent entendu dire que les officiers d’armée ne voyaient pas avec plaisir ceux qui sortent de la garde pour prendre du service au Caucase, parce que, ajoute-t-on, ils n’y viennent que pour recevoir des grades et s’en retourner après. Sans rechercher si ce grief est fondé sur des raisons solides,