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je crois cependant pouvoir émettre l’opinion que c’est de la garde que d’ordinaire sortent les officiers les plus instruits de l’armée russe, les plus distingués par la bravoure comme par le charme des manières. Chez les dragons de Tchir-Iourt, par exemple, je fus très cordialement accueilli. Leur chef, le colonel Kriukavskoy, qu’une balle perdue est venue tuer l’année dernière à la fin d’un combat victorieux, nous donna un dîner splendide pour le pays ; ce fut au moment du dessert, quand déjà on débouchait les bouteilles de vin de Champagne, qu’un courrier vint annoncer la prise de l’aoul de Salté, qui venait d’être emporté d’assaut par une colonne russe après un long siège. Tous les convives fêtèrent à l’envi cette victoire, et moi avec eux. La joie de ces aimables compagnons me gagna si bien, que je ne pus faire autrement que de mêler mes acclamations à leurs hourras et à leurs vœux pour le triomphe d’une cause qui avait conquis toute ma sympathie.

Le camp des dragons (on ne peut appeler autrement de misérables maisonnettes qui servent à peine à abriter les hommes) est placé à l’entrée même de la gorge par laquelle le Soulak débouche dans la plaine des Koumouiks. Comme les Tchétchens n’aiment pas à se risquer dans le voisinage de gens qui sont toujours en mesure de les poursuivre, les soldats peuvent cultives aux environs de leur demeure des plantes potagères qui rendent l’existence plus facile et plus agréable à Tchir-Iourt qu’à Vnézapné, qui, ne renfermant pas de cavalerie, ne peut malheureusement pas jouir des mêmes avantages : mais le climat y est en revanche moins supportable. Pendant tout l’été et une grande partie de l’automne, le vent soulève dans la Steppe des tourbillons de poussière qui couvrent toute la plaine depuis le matin jusqu’au soir, et forcent les habitans à rester enfermés chez eux presque chaque jour. Dès le retour de la saison des pluies, il n’est pas de village ni de forteresse au Caucase où l’on puisse aller à pied sans être exposé à se perdre dans la boue ; aussi on peut dire qu’une bonne partie de la vie d’un Tatare de ce pays se passe à cheval.

Quand nous primes congé des habitans de Tchir-Iourt, beaucoup d’entre eux voulurent faire de compagnie avec nous une bonne partie du chemin qui nous ramenait à la forteresse, où nous revînmes le même jour.

Je commençais à prendre Vnézapné en affection. Il m’en coûtait beaucoup de quitter des personnes que je n’étais pas sûr de revoir. Le brave colonel Lévitzki me regardait, m’avait-il dit, comme faisant partie de son bataillon, et par conséquent il ne pouvait pas accepter un combat en mon absence. Aussi, comme malgré la saison avancée il était encore campé sur l’esplanade qui sépare la forteresse de l’aoul d’Andreva, il me faisait prévenir chaque fois qu’il était menacé d’être