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de ses voisins, les revenus de son monastère. Il condamnait dans l’homme d’église le zèle trop ardent pour les biens de sa maison, cette sollicitude et cette dextérité excessives dans les affaires, tout ce qui ne convenait qu’aux mondains et pouvait donner à la religion un caractère temporel : « Il y a, disait-il, des prélats de notre ordre qui pour conserver dans leurs mains les biens du Seigneur, laissent périr dans leurs âmes la loi du Seigneur. Non contents d’être prudens, ils veulent être habiles ; ils deviennent cupides pour le lieu saint, et ne songent qu’à toujours acquérir pour les pauvres serviteurs de Dieu. »

Une chose pourtant faisait regretter à Anselme l’extrême pauvreté de son abbaye, c’était la difficulté de former une bibliothèque. Il faut ici se faire une idée juste des ressources littéraires du temps : cela peut servir à rabattre bien des illusions chez ceux qui poussent l’enthousiasme du moyen âge jusqu’à un fanatisme ridicule ; mais cela est surtout nécessaire pour apprécier dignement les services rendus par Anselme, et en général par l’église, à la civilisation moderne. Il n’y a qu’une voix parmi les chroniqueurs pour célébrer la bibliothèque du Bec. Or, nous en avons aujourd’hui le catalogue exact : il ne contient que les noms d’une quarantaine d’auteurs, dont plus des trois quarts sont ecclésiastiques, et encore est-il postérieur d’au moins un siècle au temps de Lanfranc[1]. Nul doute que ce ne fût alors une affaire très-difficile que de se procurer les épîtres de saint Paul ; car, l’archevêque Lanfranc ayant demandé l’exemplaire du Bec, Anselme le lui envoie avec une douleur visible, et pour obéir, dit-il, à ses ordres. N’est-ce point une chose admirable de voir Anselme exercer ses moines à transcrire et à corriger des manuscrits, et leur donner l’exemple tout le premier ? On lit dans un écrivain du XIe siècle « que les moines du Bec étaient si adonnés aux lettres, si versés dans la science des énigmes sacrées, que presque tous semblaient des philosophes. » Le témoignage est précieux, mais il faut prendre garde de s’y tromper. Si on cherche ce que faisaient les philosophes dans leurs écoles, on verra qu’ils apprenaient à lire à leurs disciples, et ces disciples étaient quelquefois des hommes de cinquante ans. Aux plus habiles, on enseignait un peu de latin et le chant d’église. Encore ici Anselme payait de sa personne, et il nous avoue avec candeur que faire décliner les enfans l’ennuyait quelque peu. Admirable simplicité d’un grand esprit fait pour les spéculations les plus sublimes de la pensée ! Sait-on à quoi s’occupait. Anselme quand les soins de l’administration laissaient à son esprit quelque loisir ? Il composait ces étonnans ouvrages où les grands problèmes de la philosophie et les mystères de la religion sont scrutés avec une

  1. Voir le rapport de M. Félix Ravaisson sur les bibliothèques de L’ouest, Append., page 375.