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sous les fenêtres de Rosine, disait d’abord, comme dans le texte imprimé : « Suivre une femme à Séville, quand Madrid et la cour offrent de toutes parts des plaisirs si faciles ! Eh ! c’est cela même que je fuis ! » Puis il ajoutait cette phrase métaphorique alambiquée et inégale : « Tous nos vallons sont pleins de myrte, chacun peut en cueillir aisément : un seul croît au loin sur le penchant du roc, il me plaît, non qu’il soit plus beau, mais moins de gens l’atteignent. » Ce myrte et ce roc n’ayant sans doute pas eu de succès à la première représentation, Beaumarchais y renonça, et le monologue d’Almaviva gagna à cette suppression de devenir beaucoup plus naturel et plus coulant. À côté de ces passages maniérés, le manuscrit de la première représentation du Barbier en contient beaucoup d’autres où l’auteur semblait s’être proposé pour but de pousser la grosse plaisanterie aussi loin qu’elle peut aller. C’est ainsi que, dans la scène de reconnaissance entre Almaviva et Figaro, Beaumarchais ajoute d’abord au manuscrit primitif un trait qui n’y était pas : — « Je ne te reconnaissais pas, dit Almaviva à Figaro, te voilà si gros et si gras ! — Que voulez-vous, monseigneur ? répond Figaro. C’est la misère. » Jusqu’ici la saillie était bonne, mais l’auteur la gâtait tout de suite en la forçant, car Figaro ajoutait ceci : « Sans compter que j’ai perdu tous mes pères et mères ; de l’an passé je suis orphelin du dernier. » À une plaisanterie amusante succédait une charge grossière[1]. Plus loin, Figaro disait : « J’ai passé la nuit gaiement avec trois ou quatre buveurs de mes voisines. »

L’intention de raviver, en même temps que l’ancien comique, l’ancien langage, celui de Rabelais, et aussi un peu celui du théâtre de la foire, est également très marquée dans le manuscrit de la première représentation. On sait que, dans le texte imprimé du Barbier, Figaro, faisant à Almaviva le portrait du vieux tuteur qui veut épouser Rosine, le peint ainsi : « C’est un beau, gros, court, jeune vieillard, gris-pommelé, rusé, rasé, blasé, qui guette, et furète, et gronde, et geint tout à la fois. » Ce portrait, avec redoublement d’épithètes, où l’imitation de Rabelais est déjà sensible, n’est qu’un fragment du portrait beaucoup plus détaillé que contenait la pièce à la première représentation, et qui est ainsi conçu : « C’est un beau, gros, court,

  1. C’est une chose un peu singulière que Beaumarchais, dont on connaît maintenant les excellentes qualités comme fils et comme frère, et qui se montrera plus tard le meilleur des pères, se soit laissé entraîner, par l’intention systématique de créer un type de gausseur universel, jusqu’à mettre dans la bouche de Figaro des railleries sur un ordre de sentimens que la comédie elle-même respecte d’ordinaire. Figaro n’est point méchant, mais il entre dans le plan de l’auteur qu’il ne prendra rien au sérieux, ni la paternité ni même la maternité. De là ces scènes vraiment choquantes de la Folle Journée entre Figaro, Marceline et Bartholo, que l’on supprime, je crois, maintenant à la représentation. Si l’on peut dire que Figaro offre des points de ressemblance avec Beaumarchais, ce n’est certainement pas de ce côté-là.