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sortir, il prend des remèdes. Quant à Sedaine, il est plus actif, mais c’est un peu la mouche du coche. Il trouve toujours qu’on ne va pas assez vite ; sa spécialité dans la lutte, c’est de recueillir tous les bruits, tous les commérages, même les plus désagréables pour Beaumarchais, et de lui en faire hommage avec une bonhomie assez divertissante. Je n’en citerai qu’un exemple, parce qu’il produit une explosion de colère assez rare chez l’auteur du Barbier de Séville qui se fâchait très difficilement. Ici la patience lui manque tout à fait, et cela se conçoit. Après trois ans de luttes fatigantes et stériles, il y avait eu, en avril 1780, entre les auteurs et les comédiens une apparence de réconciliation ; on avait semblé enfin s’entendre sur un règlement. Auteurs, acteurs et actrices avaient dîné tous ensemble chez Beaumarchais, et le lendemain Gerbier, avec l’assentiment du duc de Duras, avait fait transformer en un arrêt du conseil le règlement convenu, mais après l’avoir très notablement altéré au préjudice des auteurs ; et tandis que Beaumarchais s’occupait de parer ce coup de Jarnac, on avait dit qu’il s’entendait avec Gerbier et les comédiens pour duper les auteurs. Et Sedaine ne manque pas, comme c’était son habitude, de transmettre charitablement à son ami cette agréable rumeur :


« Je vous écris, mon cher collègue, dit Sedaine, tout en réfléchissant que ce que je vous écris est inutile et que vous êtes certainement aussi pénétré que moi de la conduite de l’homme aux cordons (le duc de Duras). Il faut solder et liquider le plus tôt possible cette affaire pour notre repos et l’honneur de la littérature. Il faut que cet homme ait un bien grand mépris pour nous, ou qu’il pense qu’on peut nous jouer bien impunément. Si j’avais eu connaissance de l’arrêt du conseil et de ce qu’il contenait, mon avis n’aurait point été d’aller chez lui, mais d’assembler les hommes de lettres et de prendre leurs résolutions sur ce cas grave, qui porte avec lui le complément de ce que les comédiens ont fait depuis trois ans. Si nous n’en avons pas justice, nous avons l’air, nous commissaires de la littérature, d’avoir coopéré à cette infamie, et le dîner qui l’a suivie avec les comédiens n’est pas fait pour en ôter l’idée. Il est peu de compagnie où se soient trouvés des hommes de lettres où on ne leur ait dit : Prenez-y garde, M. de Beaumarchais est trop fin pour vous tous ; il vous trompera, tout en ayant l’air de vous défendre. Moi qui vous crois très honnête homme, moi qui sais qu’un homme de beaucoup d’esprit et chargé de grands intérêts aurait beaucoup de droiture par politique, si ce n’était par inclination ou principe, j’ai ri au nez de ceux qui m’ont tenu ces propos ; mais à présent ces propos se tiennent par de nos auteurs dramatiques, et nous y sommes englobés. Il est vrai que vous y faites le beau rôle : vous êtes l’homme d’esprit, et nous les sots.

« Ainsi je vous supplie, mon cher collègue, au nom de nous tous, de faire aller ceci vite. Si nous n’en avons pas justice, je renonce à tout engagement avec les auteurs dramatiques ; je ne veux pas être d’un corps méprisé, quoiqu’il s’en faut bien qu’il soit méprisable.

« Ce deuxième mai. »