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s’était précipité dans le tourbillon de l’existence. Lors donc qu’elle apprit l’arrivée du jeune comte. Sophie-Dorothée, bien qu’elle ne s’attendit point à trouver en lui un amoureux sentimental et rêveur, se crut cependant autorisée à chercher sur ses traits cette indélébile empreints d’une passion vainement combattue ; mais, hélas ! pauvre princesse, quel désappointement fut le sien ! et comme le Kœnigsmark qui se présentait aujourd’hui devant elle répondait peu au personnage de ses pensées ! C’était toujours cet œil noir plein de feu, ce noble front, ce visage charmant ; seulement cet œil avait désormais des regards dont une femme pouvait à peine sans rongeur soutenir l’éclat ; ce visage n’exprimait que l’ironie, et cette bouche amère et sarcastique avait oublié les doux sourires d’autrefois. À Chérubin succédait don Juan, au timide et gracieux page des jours de tendresse et d’illusions un roué cavalier, passé maître dans l’art des élégances et des galanteries, un homme du monde éprouvé, connaissant le fort et le faible et trouvant, en fin de compte, que la perte de l’innocence est une chose d’autant moins regrettable, que la perte des préjugés vous en dédommage outre mesure.

Philippe, à l’égard de la princesse, se montrait plein de respect et de réserve, affectant de se tenir à distance et ne parlant jamais de leurs anciennes relations que d’un air distrait et banal, comme on fait de ces souvenirs qui n’ont laissé aucune trace. Cette froideur, cette politesse, ce respect, mettaient Sophie-Dorothée au supplice, et, pour comble de misère et d’humiliation, la princesse voyait Kœnigsmark rechercher sous ses yeux la comtesse de Platen et porter à sa mortelle ennemie un encens que son amour-propre n’avait pas même la satisfaction d’avoir dédaigné, bientôt le caprice de la belle favorite pour le comte ne fut plus un secret pour personne. Seul de toute sa cour, Ernest-Auguste l’ignorait. Cependant, au gré de l’impatiente Elisabeth, les choses ne marchaient point assez vite. En vain elle redoublait de provocations et d’avances : on eût dit que son vainqueur, à l’exemple d’Annibal, ne savait ou ne voulait pas profiter de la victoire. D’inexpérience en pareil cas, un Kœnigsmark n’en pouvait guère être soupçonné ; il se cachait donc sous ces lenteurs irritantes, sous ces maussades temporisations, quelque motif secret Mme  de Platen se l’imagina et crut un moment avoir dans la princesse une rivale préférée ; sa jalousie eut beau ouvrir les yeux, elle ne surprit rien. Qu’aurait-elle, en effet, pu surprendre ? Des larmes peut-être : mais Sophie-Dorothée pleurait en silence.

Par une belle journée de juillet, la cour s’était rendue au château de Linzbourg, pavillon de chasse au milieu des bois. On goûta sur l’herbe à l’ombre des châtaigniers, au frais murmure de la source voisine. Les hommes étaient déguisés en Tyrcis, les femmes en bergères