Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 2.djvu/717

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aussitôt qu’ils auraient pu réunir leurs forces sous un chef habile et entreprenant.

Outre le merveilleux de l’événement, l’expédition des dix mille offre encore un intérêt particulier par la relation qu’en a laissée un de leurs capitaines, écrivain original, dont le caractère semble appartenir plutôt à notre époque qu’à l’antiquité. Xénophon est le premier auteur grec qui se montre dégagé des préjugés d’un patriotisme étroit, et qui juge les hommes et les choses avec l’impartialité d’un cosmopolite. En le lisant, ce n’est que par le dialecte dont il fait usage qu’on devine sa patrie ; mais les bons soldats de tous les pays et de tous les temps le reconnaîtront pour leur camarade. Chez lui, l’honneur militaire passe avant l’amour du pays. Il est vrai que l’année à laquelle il appartenait fut la première armée permanente sortie de la Grèce. L’attachement au drapeau, l’esprit de corps, s’y étaient développés parmi des dangers de toute espèce, et sans doute en même temps, mais à l’insu des soldats eux-mêmes, il s’y mêla un sentiment d’orgueil hellénique, un patriotisme, non plus de ville, mais de nation, qui devait dans la suite réunir tous les Grecs contre les barbares, de même qu’au moyen âge le christianisme arma les peuples de l’Europe contre les musulmans. L’éducation des camps laisse des traces ineffaçables ; nulle autre n’établit plus rapidement entre les hommes une communauté d’idées et de mœurs. Chez nous, la conscription a consacré irrévocablement l’unité de la France, et chacun de nos régimens est une école où le conscrit échange les habitudes et jusqu’au dialecte de sa province pour les sentimens et la langue du soldat français.

Xénophon s’est formé à pareille école. Il est Grec plutôt qu’Athénien, et, plus que tout, homme de guerre. L’anarchie et le désordre, ces fléaux des armées, lui sont insupportables. Tel est le motif de son aversion pour le gouvernement d’Athènes, où l’on ne sait ce que c’est que respect et subordination. Cependant, ainsi que le remarque M. Grote avec beaucoup de justesse, Xénophon est éloquent, délié, habile à manier les hommes, il possède à un haut degré toutes les qualités brillantes particulières aux Athéniens ; mais il semble qu’il ait honte d’en faire usage. Militaire, il méprise des institutions qui permettent à un discoureur habile de commander à des hommes de cœur et d’expérience. S’il admire Sparte, c’est que Sparte est un pays de discipline, où chacun exécute sans raisonner ce que les chefs décident. Tout jeune encore, il avait trouvé la domination lacédémonienne reconnue, en Grèce, et il s’étonne naïvement que plus tard on ait changé un ordre de choses établi. En Asie, les aventuriers, ses compagnons d’armes, veulent le prendre pour leur général : il refuse, parce qu’il n’est pas Spartiate, et qu’il y a des Spartiates dans l’armée.