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gothiques de la première moitié du XVe siècle, semble confirmer cette opinion. Selon toutes les probabilités, ce recueil, avec d’autres, imprimés ou manuscrits, qui se trouvaient en 1591 dans la chapelle royale de Grenade, fut transféré à l’Escurial par les ordres de Philippe II. C’est cet exemplaire qu’avait sans doute possédé la reine Isabelle la Catholique. Il est compris dans l’inventaire de ses livres, conservé à Simancas et publié par M. Clemencin. La reine Isabelle légua sa bibliothèque et un médaillier à la chapelle de Grenade, où la présence du Cancionero est déjà constatée, en 1526. Il est assez naturel de supposer que le Cancionero passa, par droit d’héritage, de Jean II à son fils Henri IV, et de ce monarque à sa sœur Isabelle.

Les vicissitudes qu’a traversées plus tard ce manuscrit avant de trouver place parmi les trésors de la Bibliothèque de Paris sont aujourd’hui connues. Tous les écrivains qui depuis Philippe II s’en sont occupés semblent désigner dans leurs appréciations le recueil déposé à l’Escurial, et qu’on pouvait encore y consulter dans les premières années de ce siècle[1]. Avant 1808, il fut confié à don José Antonio Conde, le célèbre auteur de l’Histoire des Arabes, qui, avec le concours de MM. Clenfueges et Navarrette, se disposait à continuer la collection des poètes du moyen âge publiée par Sanchez. L’invasion de la Péninsule et la mort du savant orientaliste vinrent empêcher la réalisation de ce projet. Le manuscrit ne rentra plus à l’Escurial, et vingt ans après seulement on le vit reparaître à Londres dans la vente publique de la bibliothèque d’un M. Héber ; le libraire français Techener en fit l’acquisition pour 63 livres sterling, et la Bibliothèque de Paris s’empressa à son tour de l’acheter à M. Techener en avril 1836 pour la somme de 1,800 francs. La valeur réelle du manuscrit explique suffisamment cette estime singulière qu’on y attachait en Angleterre et en France, comme en Espagne. Le Cancionero contient, sans compter un grand nombre de pièces anonymes, les poésies de cinquante-cinq auteurs, dont plusieurs ne figurent dans aucun des cancioneros connus jusqu’à ce jour. La période à laquelle appartient cette compilation, — une grande partie de la dernière moitié du XIVe siècle et toute la première moitié du XVe, — a laissé, si peu de monumens, qu’elle est comme omise dans l’histoire littéraire de l’Espagne. Le Cancionero comble cette lacune ; les poésies qu’il contient abondent en allusions aux personnages et aux événemens contemporains ; on y trouve aussi l’éloge fidèle de cette société à la fois barbare et policée, spiritualiste et matérielle, fanatique et incrédule, qui se rencontre en Castille au commencement du XVe siècle.

Telles ont été les destinées du manuscrit qu’on vient de publier sous les auspices du marquis de Pidal. Grâce à cette publication, l’histoire littéraire, on le voit, s’est enrichie d’un document considérable. Comment s’est formé le Cancionero ? quelle période poétique de l’histoire d’Espagne, quel groupe d’écrivains nous fait-il connaître ? quelles vues nouvelles autorise-t-il sur l’histoire des lettres de l’Europe entière au moyen age ? Ce sont là diverses questions que nous voudrions chercher à résoudre.

  1. Ce recueil a été mentionné et décrit par Rodriguez de Castro, Perez-Bayer, Iriarte, etc.