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les lettrés, conduits à la philosophie par les abstractions théologiques, étaient parvenus, en suivant un mouvement progressif d’abord imperceptible, à une espèce de dangereux rationalisme qui se développait de jour en jour sous l’influence de l’aristotélisme et de la scolastique. C’est dans cette invisible influence que l’on doit chercher le lien secret qui unit les Albigeois aux Palatins et les Lollards aux Wicleffistes. Moins hâtif pourtant en Espagne qu’ailleurs, l’esprit de discussion y était encore heureusement contenu dans les limites de la loi, et il pénétrait dans les régions du dogme sans alarmer sérieusement le clergé. Dans la poésie du Cancionero de Baena, le doute est partout ; mais ce n’est pas le doute agressif et factieux des sirventes provençaux, c’est un doute calme, réfléchi, raisonneur, particulier à l’Espagne à cette époque, qui tend à éclairer, qui combat les préjugés[1], et qui néanmoins, appliqué aux matières de la foi par des gens sans mission comme sans compétence, révèle de douloureux et secrets déchiremens. Ce doute, qui avec ses formes timides et respectueuses ne reculerait pas devant l’examen du dogme, était bien certainement un germe de négation. L’insouciance du haut clergé à ce sujet montre clairement les progrès qu’avait faits en Espagne ce travail de dissolution qui couvait plus ou moins sourdement au sein du gigantesque édifice élevé par la théocratie chrétienne. Les attaques de l’esprit féodal contre la royauté ne suffisent pas à expliquer l’uniforme clameur de découragement, la vague et profonde tristesse répandue sur toutes les poésies graves du Cancionero. il y a là des causes morales sur lesquelles l’histoire politique reste muette, et que la poésie du Cancionero, dans son insouciante naïveté, laisse entrevoir.

En résumé, ces chants du moyen âge, recueillis par le Juif Baena et publiés aujourd’hui, grâce à l’intelligente sollicitude de M. de Pidal, ont un triple caractère : ils nous révèlent toute une poésie érudite et raffinée qui, à côté de la poésie populaire du Romancero, a joué un rôle considérable, et mérite l’attention des historiens littéraires. L’état moral de l’Europe à la fin du moyen âge s’y reflète, aussi dans ses aspects les plus curieux et les moins connus. Enfin on y peut encore étudier la situation politique de l’Espagne sous Ferdinand et Isabelle, et ce n’est point là peut-être le moindre titre du Cancionero à notre intérêt. La féodalité faisant place au gouvernement régulier, les prélats intrigans, les seigneurs factieux transformés en hommes d’état et en grands capitaines, d’héroïques aventuriers sillonnant toutes les mers, la nationalité castillane se développant dans tous ses traits essentiels avec une grandeur et une puissance jusqu’alors inconnues, tel est le spectacle qu’on entrevoit à toutes les pages du recueil de Baena ; tel est le mouvement intellectuel et politique dont les chants de quelques troubadours viennent aujourd’hui révéler l’Importance, désormais incontestable, aux yeux de quiconque saura appliquer cette poésie des siècles passés aux recherches historiques, et suivre en s’aidant de ces indices la filiation des idées à côté de la filiation des faits.


LEOPOLDO AUGUSTO DE CUETO.

  1. On voit par le Cancionero qu’au XVe siècle, la poésie s’associait à la prédication pour faire la guerre aux préjugés vulgaires, alors puissans, de la magie et de l’astrologie. Ferrant Manuel de Lando loue saint Vincent Ferrer, « cet homme juste et parfait, » comme il l’appelle, de ce qu’il combat les astrologues dans ses sermens.