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Si ce n’était pas chose vaine de faire des vœux en arrière, nous voudrions, dans l’intérêt de Marc-Antoine et surtout dans le nôtre, qu’il eût cessé de vivre en même temps que son maître, sauf à l’avoir connu cinq ou six ans plus tôt. Remarquez en effet que la lacune est grande dans ce vaste registre où, grâce à son burin, nous lisons les pensées du peintre. La première page est de 1510. Rien en-deçà. De telle sorte que si Raphaël n’avait survécu que par les gravures de Marc-Antoine, si toutes ses propres œuvres, fresques, tableaux, dessins, avaient complètement péri, ces gravures, si belles et si nombreuses qu’elles soient, ne nous révéleraient que la moitié de son génie. Nous connaîtrions le Raphaël puissant, honoré, dominateur, gracieux encore, bien qu’aspirant plus volontiers à la force et à la grandeur, le Raphaël de Rome en un mot ; mais le Raphaël de Florence, ce délicieux jeune homme, ce génie modeste et angélique, cet idéal du peintre chrétien, nous ne le connaîtrions pas. Faute d’avoir eu son Marc-Antoine, celui-là, malgré les œuvres qu’il nous a laissées, malgré fresques, tableaux et dessins, ne nous est qu’imparfaitement connu. Quel regret que personne ne se soit trouvé là, capable de nous transmettre et les tableaux qu’il n’a pas eu le temps de peindre, et les premières pensées de ceux qu’il a peints, et tant d’autres compositions détachées qui durent alors tomber de sa plume !

Il semble qu’une fatalité jalouse s’attache à nous voiler cette admirable phase d’une si belle vie. .Naguère encore la mort n’a-t-elle pas frappé un homme, un courageux artiste, qui depuis quatre années cherchait à combler une de ces lacunes dans l’histoire du Raphaël florentin, en gravant une des œuvres les plus considérables de sa jeunesse, cette Cène du couvent de Foligno, miraculeusement découverte il y a dix ans ? La planche presque à moitié faite nous sera-t-elle au moins conservée ? même dans cet état d’imperfection, ce serait déjà un trait de lumière, s’il reste des incrédules, et un vif plaisir pour ceux qui ne le sont pas. Dans l’intérêt de Jesi, nous demandons qu’il soit tiré des épreuves de sa planche avant qu’une autre main y porte le burin. Peu d’hommes ont aimé leur art comme lui ; bien peu ont connu, senti et goûté aussi profondément Raphaël. Nous regretterons toujours qu’il n’ait pas eu la joie de mettre la dernière main à cette planche, objet de toutes ses pensées et de tous ses efforts. Rendons au moins hommage à sa mémoire, ici, en achevant de parler de Marc-Antoine ; nous aimons à associer ainsi le nom du modeste et consciencieux artiste à la gloire du plus grand graveur qui ait honoré leur commune patrie.


L. VITET.