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de l’Orient. Ce que nous maintenons, c’est la parfaite indépendance du développement de l’esprit hellénique ; c’est qu’a part l’étincelle première, la Grèce ne doit rien qu’aux dieux, à ses mers, à son ciel, à ses montagnes ; c’est que ce coin privilégié du monde, cette divine feuille de mûrier jetée au milieu des mers, vit éclore pour la première fois la chrysalide de la conscience humaine dans sa naïve beauté. Voilà pourquoi la Grèce est vraiment une terre sainte, pour celui dont la civilisation est le culte ; voilà le secret de ce charme invincible qu’elle a toujours exercé sur les hommes initiés à la vie libérale. Les vraies origines de l’esprit humain sont là ; tous les nobles de l’intelligence y retrouvent la patrie de leurs pères.

À la tête de cette école exclusivement hellénique se place l’homme rare que le soleil de Delphes enleva trop tôt à la science, et qui, dans une vie de quarante années, sut indiquer ou résoudre avec une merveilleuse sagacité les problèmes les plus délicats de l’histoire des races helléniques : je veux parler d’Ottfried Müller. Tout en admettant, comme M. Creuzer, un culte mystérieux chez les populations les plus anciennes de la Grèce, M. Müller se sépare profondément du chef de l’école symbolique, en rejetant l’hypothèse surannée des colonies orientales, et en niant la couleur sacerdotale et théologique de ces cultes primitifs. La religion des Pélasges fut le culte de la nature embrassé surtout par les sens et l’imagination. La Terre-Mère [Da-Mater) et les divinités terrestres, telles que Perséphone, Hadès, Hermès, Hécate, dont le culte se continua dans les mystères, étaient les dieux des tribus thraces et pélasgiques, auxquelles les Hellènes empruntèrent leurs croyances mythologiques pour les transformer, selon leur manière de concevoir plus morale et moins physique. Ces cultes ne furent ni une révélation primitive, ni une institution apportée de l’étranger, mais bien l’expression du génie, des mœurs de la vie politique de chacune des peuplades de la Grèce. La distinction des races devint aussi entre les mains d’Ottfried Müller la base de l’explication mythologique. De là ces excellentes monographies des Doriens, des Minyens, des Étrusques, ces recherches si délicates sur la nationalité de chaque dieu et ses conquêtes successives. La lutte d’Hermès et d’Apollon est la lutte des vieilles divinités rustiques de l’Arcadie contre les dieux plus nobles des conquérans ; l’infériorité des races vaincues se montre dans le rang subalterne de leurs dieux ; admis par grâce dans l’olympe hellénique, ils n’y montent jamais bien haut, et n’arrivent qu’à être les hérauts et les messagers des autres. Qu’est-ce qu’Apollon, en effet, si ce n’est l’incarnation du génie dorien ? Rien de mystique dans son culte, rien d’orgiastique, rien de cet enthousiasme sauvage qui caractérise les cultes phrygiens. Ennemi des dieux industrieux et agricoles des Pélasges, ce type idéal du Dorien n’a pour mission ici-bas que celle du guerrier, se venger, protéger et punir : le travail est au-dessous de lui. Qu’est-ce qu’Artémis, de son côté ; si ce n’est la personnification féminine du même génie, la vierge dorienne qu’une mâle éducation a rendue l’égale des hommes, chaste, fière, maîtresse d’elle-même, n’ayant besoin ni de protecteur ni de maître ? Que nous sommes loin de ces dieux pélasgiques, à peine dégagés de l’univers, couverts de suie et de fumée, comme s’ils venaient de sortir des officines de la nature, étalant sans vergogne leur naïve obscénité, ici ce sont des dieux chastes, immaculés, exempts d’efforts et de