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ses personnages et les met en scène avec l’habileté de Molière ; il sait prendre dans l’occasion le ton d’Horace et mêler l’ode à la fable ; il est à la fois le plus naïf et le plus raffiné des écrivains, et son art échappe dans sa perfection même. Nous ne parlons pas des Contes, d’abord parce que nous condamnons le genre, ensuite parce que La Fontaine y déploie des qualités plus italiennes que françaises, une narration pleine de naturel, de malice et de grâce, mais sans aucun de ces traits profonds, tendres, mélancoliques, qui placent parmi les plus grands poètes de tous les temps l’auteur des Deux Pigeons et du Vieillard et les trois jeunes gens.

Nous n’hésitons point à mettre Boileau à la suite de ces grands hommes. Il vient après eux, il est vrai, mais il est de leur compagnie : il les comprend, il les aime, il les soutient. C’est lui qui en 1663, après l’École des Femmes, et bien avant le Tartufe et le Misanthrope, proclamait Molière le maître dans l’art des vers ; c’est lui qui en 1677, après la chute de Phèdre, défendait le vainqueur d’Euripide contre les succès de Pradon ; c’est lui qui, devançant la postérité, a le premier mis en lumière ce qu’il y a de nouveau et d’entièrement original dans le théâtre de Corneille[1]. Il sauva la pension du vieux tragique en offrant le sacrifice de la sienne. Louis XIV lui demandant quel était l’écrivain qui honorait le plus son règne : — C’est Molière, répondit Boileau. Et quand le grand roi, à son déclin, persécutait Port-Royal et, voulait mettre la main sur Arnauld, il se rencontra un homme de lettres pour dire en face à l’impérieux monarque : « Votre majesté a beau chercher M. Arnauld, elle est trop heureuse pour le trouver. » Boileau manque d’imagination et d’invention ; il n’est grand que par le sentiment énergique de la vérité et de la justice. Il porte jusqu’à la passion le goût du beau et de l’honnête ; il est poète à force d’âme et de bon sens. Plus d’une fois son cœur lui a dicté les vers les plus pathétiques :

En vain contre le Cid un ministre se ligue,
Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue, etc.

Après qu’un peu de terre, obtenu par prière,
Pour jamais dans la tombe eut enfermé Molière, etc.

Et cette épitaphe d’Arnauld, si simple et si grande :

Au pied de cet autel, de structure grossière,
Gît sans pompe, enfermé dans une vile bière,
Le plus savant mortel qui jamais ait écrit ;
Arnauld qui, sur la grâce instruit par Jésus-Christ,

  1. Voyez la lettre de Boileau à Perrault.