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ADELINE PROTAT.

porte du sabotier. Adeline entraîna la fille de Mme de Bellerie dans sa chambre. On avait au moins deux grandes heures avant le souper ; deux heures d’intimité, ce n’était pas trop pour échanger le premier mot du revoir après trois années d’absence. Ce n’était point un caprice de belle dame qui amenait Cécile à Montigny, c’était une sympathie réelle que ni le temps, ni les plaisirs d’une vie brillante, ni les préoccupations d’une condition nouvelle, n’avaient effacée de son cœur. C’était donc plus qu’une distraction qu’elle venait chercher au milieu de cette rustique villégiature, c’était une amie. Telle elle avait quitté Adeline, telle elle la retrouvait ; il n’en était pas de même pour la fille de Protat, qui trouvait son ancienne amie bien changée, et qui ne put s’empêcher de le lui dire naïvement.

Quoiqu’elle fût du même âge qu’Adeline, Cécile en effet paraissait plus vieille que son amie ; ce n’était pas seulement le hâle parisien qui avait pâli et fatigué son jeune visage, c’était le souci, le regret, la douleur peut-être. Mariée cependant suivant son penchant, elle n’avait point tardé à s’apercevoir qu’elle ne trouverait pas dans cette union le bonheur qu’elle avait espéré. Le comte de Livry, qu’elle avait épousé, était un homme dont la jeunesse avait déjà dit son dernier mot quand il avait donné sa main à Cécile. Dans les premiers temps de son mariage, il avait fait ostensiblement à sa femme les honneurs d’une apparence de grande passion ; mais ce n’avait été de sa part qu’une convenance polie, dictée par les classiques traditions de la lune de miel. Cécile avait beaucoup souffert de ce désenchantement. Pour se distraire, elle avait tenté de courir le monde ; mais dans ce monde parisien, où sa fortune et son rang la mettaient aux premières places, elle apportait des goûts, une sincérité de caractère et de langage qui la firent remarquer comme une personne singulière : elle n’inspira aucune sympathie aux femmes, non-seulement parce qu’elle en inspirait trop aux hommes, mais surtout à cause du profond dédain qu’elle parut manifester tout d’abord à propos de certaines conventions sociales qui érigent l’hypocrisie en nécessité. Cette allure indépendante, alliée à une conduite irréprochable, lui donna bientôt pour ennemies toutes les femmes de sa société. Cécile avait donc vécu à peu près dans l’isolement jusqu’à l’époque où elle était restée veuve, car M. de Livry avait péri victime, disait-on, d’un duel déguisé en accident de chasse, un peu moins d’un an après son mariage. Son mari était mort comme Cécile commençait à ne plus l’aimer, peut-être à l’instant où elle allait commencer à le haïr ; elle porta son deuil sans douleur hypocrite, et ce fut en chaise de poste qu’elle inaugura sa première robe noire. Pendant dix-huit mois, elle avait voyagé en compagnie d’une gouvernante anglaise, une de ces femmes créées pour le cosmopolitisme, qui parlent toutes