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en avant. » Tel est ce personnage de Sully, qui mérite bien, tant pour sa rareté aujourd’hui que pour son originalité, de figurer dans une galerie populaire.

Les années se passent : la douleur de Ruth se calme, mais ne cesse pas. Elle se change en une mélancolie inépuisable qui communique à ses traits cet air de noblesse et de suprême distinction que la souffrance morale imprime à ses victimes, Ruth vit paisiblement au sein du ménage monotone des Benson, s’employant de son mieux, gagnant avec ses doigts un mince salaire, afin d’être le moins possible à la charge de ses hôtes. Cependant un des paroissiens de M. Benson, M. Bradshaw, riche commerçant et Anglais formaliste de la tête aux pieds, se met en tête de donner Ruth pour gouvernante à ses filles. Nouvelle épreuve pour la sincérité de M. Benson. Révélera-t-il à M. Bradshaw la vie passée de Ruth, ou continuera-t-il à taire la vérité ? Son choix est fait encore une fois, et Ruth entre en qualité de gouvernante chez M. Bradshaw. Dès lors elle se partage tout entière entre ses nouveaux devoirs et l’expiation de sa vie passée. Elle refuse courageusement la proposition de mariage que lui fait son ancien amant, aujourd’hui membre du parlement pour Eccleston, et avec lequel elle a une dernière et solennelle entrevue ; elle résiste non moins courageusement à l’amour qu’elle a inspiré à un hôte de M. Bradshaw, et demande pardon à Dieu pour la tendresse que sa personne inspire à tous ceux qui l’approchent ; mais l’expiation n’est pas complète encore, elle doit être plus terrible et se rapprocher davantage du martyre.

Enfin le terrible secret est révélé, et M. Bradshaw chasse avec des injures la pauvre Ruth de sa demeure : « Si vous ou votre bâtard vous avisez, de franchir désormais le seuil de ma maison, je vous en ferai expulser par la police, » lui dit-il. Ici nous devons insister sur le caractère le plus curieux et le plus anglais du livre, et qui forme avec le caractère de M. Benson un parfait contraste, M. Bradshaw est la respectabilité anglaise elle-même incarnée ; il ne marche jamais qu’environné d’une auréole d’honneur qu’il se plaît à montrer avec ostentation. Il pourrait prier Dieu, comme le pharisien de l’Evangile, et le remercier de n’être pas un pauvre pécheur comme le publicain qui prie à côté de lui. Il s’en tient à la légalité stricte, et lorsque, à propos de Ruth, M. Benson, qu’il a accablé d’outrages, lui répond dignement : « Je me mets du côté du Christ contre le monde, » il fait à peine attention à ses paroles. Du reste, M. Bradshaw est tout prêt à appliquer cette sévérité hébraïque non-seulement aux étrangers, mais à ses proches et à ses enfans eux-mêmes. Quelque temps après l’expulsion de Ruth et la rupture avec M. Benson, son fils Richard s’est rendu coupable, par suite de dérèglemens de jeunesse,