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des habitans sont propres et bien tenus. Les enfans surtout se distinguent par un caractère de fraîcheur et de santé ; leurs pareils en prennent un grand soin. Les enfans sont en effet l’avenir de la colonie et de la religion, et c’est peut-être afin de multiplier le nombre de ces rejetons de la société des saints que les sectaires se permettent la polygamie.

Toute colonisation demande une grande persévérance. Voilà pourquoi nous sommes aujourd’hui, nous autres Français, de si mauvais colons. Voilà aussi pourquoi la race germanique est la race colonisante par excellence. La patience, dans le travail est la vertu distinctive des Allemands, et il est à noter que les meilleurs colons qu’ait la France viennent précisément de contrées d’origine germanique : ce sont les Alsaciens et les Francs-Comtois. L’entreprise de Joseph Smith n’avait rien de bien original en Amérique : c’est la persévérance qui l’a fécondée. Coloniser par un mobile religieux, répéter le procédé de Moïse et promettre une nouvelle terre de Canaan est une idée qui s’était déjà présentée plusieurs fois aux compatriotes du théosophe de Kirtland. On connaît la tentative de la célèbre Jemimah Wilkinson. Cette quakeresse se fit passer à Philadelphie pour une incarnation de Jésus-Christ. Elle avait auprès d’elle deux autres femmes assez naïves pour croire à sa mission, qu’elle donnait comme les deux témoins dont il est parlé au chapitre XI de l’Apocalypse. Chassée de la société des quakers, elle proposa à ses partisans (elle en avait recruté un bon nombre) d’aller s’établir dans une terre nouvelle aux environs du lac Seneca et du lac Crooked. Une compagnie de New-York, qui avait acheté aux Indiens des terres dans ce canton, lui en céda une certaine étendue, où les disciples du Christ féminin vinrent s’établir ; mais le Friends-Settlement n’eut pas de longues destinées. Jemimah, qui, sous le nom de l’Amie, gouvernait la colonie, et, comme Joseph Smith, recevait ses inspirations du ciel, dut abandonner la nouvelle Jérusalem.

Si Joseph Smith et ses adhérens eussent montré moins de persévérance, moins de ténacité dans leurs projets, le prophète n’eût été qu’une pâle copie de Jemimah Wilkinson ; il mît purement et simplement grossi d’un nom la liste des fanatiques et des imposteurs qui font tous les jours des dupes aux États-Unis, et trouvent encore des disciples, même après qu’ils sont démasqués. C’est la persistance des saints du dernier jour à réédifier chaque fois leur église renversée par la persécution, qui les distingue d’autres sectes moins vigoureusement trempées. Cette persistance est la grande condition de vitalité qu’apporte avec elle la communauté établie à Déséret. — Il lui reste aujourd’hui à choisir entre deux destinées, celle d’une petite église qui grossirait le nombre des mille associations du même genre sorties du sein du protestantisme, ou celle d’une société nouvelle qui s’élèverait à l’existence d’un état indépendant entre le Mexique et la fédération américaine. Quelque choix que fassent les Mormons, c’est à leur esprit de persévérance qu’ils devront, dans l’une ou dans l’autre voie, demander le succès.


ALFRED MAURY.