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dans les Mémoires de Mme d’Épinay ce que fut cette fantaisie amoureuse que Rousseau eut pour Mme d’Houdetot, comment Mme d’Houdetot elle-même la prenait, ce qu’en pensait Mme d’Épinay, et achevons de réduire à sa juste expression cet amour dont Rousseau fait un roman qui n’est guère plus vrai que la Nouvelle Héloïse.

« Pourquoi donc, dit Grimm dans une lettre à Mme d’Épinay, ne me parlez-vous plus des amours de Rousseau ? est-ce que vous n’en avez plus de nouvelles depuis l’arrivée du marquis[1] ? vous avez de bons yeux ; mandez-moi, je vous prie, ce que vous pensez de la comtesse dans cette occasion. Il me semble que vous ne lui supposez aucun tort. Je suis porté à la juger comme vous ; mais encore faut-il savoir à qui l’on a affaire. Il y a quelque temps qu’elle mandait à Saint-Lambert que Rousseau était fou. Il faut que cela soit bien fort, disait-il, puisqu’elle s’en aperçoit[2]. » Ainsi, d’après les témoignages de Saint-Lambert, Rousseau put pendant quelque temps être fou auprès de Mme d’Houdetot sans que Mme d’Houdetot s’en aperçût. Elle avait les yeux ailleurs. Elle n’a vu la folie de Rousseau que lorsque cette folie est arrivée à son plus haut point.

Mme d’Épinay répondit à Grimm : « Certainement, si je l’avais voulu, je serais très fort au courant des amours de Rousseau, ou du moins au courant du bavardage de Thérèse. Elle est même venue plusieurs fois pour me porter ses plaintes, mais je l’ai toujours fait taire. » Ne pouvant pas se faire écouter de Mme d’Lpinay, Thérèse allait bavarder avec les hôtes oisifs de La Chevrette, et fournir des sujets d’entretien à leur médisance. Mme d’Épinay était même souvent obligée de rappeler à ces médisans qu’ils devaient ménager sa belle-sœur, surtout quand elle ne méritait pas qu’on la déchirât « En effet, sur quel fondement ? Sur le rapport d’une fille jalouse, bête, bavarde et menteuse, qui accuse une femme qui nous est connue pour étourdie, confiante, inconsidérée à la vérité, mais franche, honnête et très honnête, sincère et bonne au suprême degré de la bonté. J’aime mille fois mieux croire que Rousseau s’est tourné la tête tout seul, sans être aidé de personne, que de supposer que Mme d’Houdetot s’est réveillée un beau matin coquette et corrompue leurs promenade solitaires n’avaient sûrement pas d’autre but, de la part de la comtesse, que de métaphysiquer sur la morale, la vertu, l’amour, l’amitié et tout ce qui s’ensuit. Si l’ermite avait un but plus physique, je n’en sais rien, mais la comtesse n’en aura rien vu : s’il l’a expliqué de manière à n’en pouvoir douter, elle sera tombée des nues[3]. »

  1. Saint-Lambert.
  2. Mémoires de Mme d’Épinay, III, p. 68.
  3. Ibid, p. 71-72.