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Le témoignage de Mme d’Épinay se rapporte ici d’une manière curieuse à celui de Saint-Lambert comme Saint-Lambert, Mme d’Épinay croit que pendant longtemps Mme d’Houdetot, préoccupée ailleurs, n’a pas vu la folie de Rousseau, et lorsqu’elle s’en est aperçue, elle est tombée des nues. Plus loin, Mme d’Épinay ajoute : « Eh bien ! j’avais raison, lorsque je soutenais que les amours de Rousseau n’étaient qu’un bavardage. Il n’y a pas un mot de vrai dans tous les propos de Thérèse. Que je me sais de gré de n’avoir jamais voulu y prêter l’oreille ! Le marquis de Croismare a fait une promenade tête-à-tête avec la comtesse, qui n’a fait que l’entretenir, à mots couverts plus clairs que le jour, de sa passion pour le marquis de Saint-Lambert. M. de Croismare l’a mise fort à son aise, et au bout d’un quart d’heure elle lui a confié que Rousseau avait pensé se brouiller avec elle, dès l’instant qu’elle lui avait parlé sans détour de ses sentimens pour Saint-Lambert. Il a épuisé toute son éloquence pour lui faire naître des scrupules sur cette liaison, qu’il nomme criminelle ; elle est très loin de l’envisager ainsi. Quoi qu’il en soit, voilà, ce me semble, l’énigme expliquée des fréquentes conférences de Rousseau et de la comtesse[1]. » Et voilà aussi le roman de Rousseau réduit à sa juste expression. Mme d’Houdetot, pleine de son amour pour Saint-Lambert, en parlait volontiers à tout le monde ; elle en a parlé à Rousseau, qu’elle a pris pour confident. Le confident a voulu devenir un amant, et il a commencé par prêcher à Mme d’Houdetot de renoncer à Saint-Lambert au nom de la vertu. Mme d’Houdetot a résisté ; peu à peu le moraliste s’est changé en amoureux passionné, et même il a avoué son amour : c’est à peine si Mme d’Houdetot s’en est aperçue. Ce n’est qu’à la fin qu’elle a compris que Rousseau l’aimait ; sans se fâcher, elle a tâché de le guérir de cet amour, elle n’en a même point alors parlé à Saint-Lambert par discrétion ou par insouciance. C’est une lettre anonyme qui instruisit Saint-Lambert des fréquentes visites de Rousseau à Eaubonne.

Qui avait écrit cette lettre anonyme ? – Mme d’Épinay, dit Rousseau dans ses Confessions, et ici nous arrivons à la rupture de Rousseau avec Mme d’Épinay et à son départ de l’Ermitage.

Dans le récit romanesque que Rousseau fait de son amour pour Mme d’Houdetot, Mme d’Épinay joue le rôle d’une rivale dédaignée et furieuse. Il se représente à La Chevrette causant avec Mme d’Houdetot, dans le parc, vis-à-vis l’appartement de Mme d’Épinay, sous ses fenêtres, « d’où, ne cessant de nous examiner et se croyant bravée, elle assouvissait son cœur de rage et d’indignation[2]. »

  1. Mémoires de Mme d’Épinay, p. 82.
  2. Confessions, livre IXe.