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Dans les premiers jours de sa disgrâce, Bolingbroke évita de se montrer. Il fit connaître à quelques amis ce qui s’était passé et resta renfermé chez lui. Le maréchal de Berwick le vint bientôt trouver et lui parla des bruits qui couraient sur son compte. Il n’y avait dans toute l’émigration anglaise qu’un cri contre lui. Ormond et Mar ne le ménageaient pas ; les moins malveillans disaient qu’il lui était échappé dans l’ivresse des paroles moqueuses ou blessantes pour le prétendant, et nous ne pouvons ici objecter l’invraisemblance. Quant au reproche de négligence ou d’incapacité qui donna lieu plus tard à des correspondances rendues publiques, et auquel il fallut que Bolingbroke répondit ou fit répondre par son secrétaire, nous n’y insisterons pas, et l’analyse des griefs serait fastidieuse. Ce sont récriminations de conspirateurs malheureux ou d’intrigans désappointés. Le désaccord est inévitable entre des exilés ardens, crédules, impatiens et un homme d’état judicieux, discret, sans empressement inutile, sans charlatanisme de parti, qui voit les choses comme elles sont, ne parle et n’écrit qu’à bon escient, et n’agit qu’autant qu’il aperçoit chance de réussir. La malveillance ou plutôt la calomnie osa même accuser Bolingbroke d’avoir détourné quelque partie des faibles ressources du trésor du prétendant et traîtreusement livré ses secrets à l’ambassadeur d’Angleterre. Lord Stair raconte en effet que des questions pressantes lui furent adressées, et qu’on voulait à toute force qu’il sût tout par cette voie ; « mais, écrit-il à Walpole, je crois que tout le crime du pauvre Harry a été de ne pouvoir jouer son rôle avec un visage assez sérieux, ni s’empêcher de rire, par-ci par-là de pareils rois et de pareilles reines. Il avait une maîtresse ici à Paris, s’enivrait de temps en temps, et dépensait pour elle l’argent avec lequel il aurait dû acheter de la poudre. » Bolingbroke se présente devant l’histoire mieux justifié par un imposant témoignage, celui du maréchal de Berwick, qui a tout vu, tout suivi, qui lui donne raison en tout, juge comme lui Jacques, Ormond, Mar et tout le parti, pour la droiture du cœur et de l’esprit, le maréchal ne le cédait à personne. Bolingbroke pensait de Berwick tout le bien qu’en a écrit Montesquieu, et c’est de lui qu’il a dit ce joli mot, que c’était le meilleur grand homme qu’il eût connu.

Quelle apparence d’ailleurs que Bolingbroke se fût engagé par ressentiment et par vengeance dans le parti de la restauration, pour le trahir et le perdre ? Ce n’est pas sa faute s’il le servait autrement que ne l’entendaient les Irlandais, les courtisans, les jésuites, les femmes, tous les insensés qui composaient la coterie jacobite française ; ce n’est pas sa faute s’il ne partageait pas toutes les illusions, s’il ne suivait pas toutes les fantaisies d’un parti bigot et frivole, condamné à une éternelle adversité. Sa faute était d’avoir cru