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avec le général Yusuf, et commandait maintenant toutes les troupes campées devant Lagouath. Dès le jour de son arrivée, il avait vigoureusement conduit une reconnaissance jusque sous les murs de la ville. Une hauteur où l’on devait établir la batterie de brèche avait été enlevée. Cette action nous avait coûté quelques braves soldats, entre autres le capitaine Franz, qui fut tué d’une balle au front, elle capitaine Bessière, officier intrépide qui s’efforçait chaque jour, par son intelligente et enthousiaste valeur, de jeter sur un nom illustre un nouvel éclat. La lettre qui nous annonçait nos pertes et notre succès nous apprenait que le général Pélissier était décidé à donner l’assaut. L’issue de cette entreprise ne pouvait pas être douteuse. Il y a des buts qu’on ne montre pas vainement à des troupes comme les nôtres. Je commençai à prendre le deuil de la fête dont j’avais cru avoir ma part.

La colonne qui se rassemblait à Médéah allait toutefois se mettre en route, quand un soir, — je vois encore le courrier qui apporta cette nouvelle, — un Arabe arrive essoufflé et nous apprend que Lagouath appartient aux français. Des officiers entouraient ce cavalier en haillons qui, des plis de son bernous usé, jetait sur nous une nouvelle victoire. Pour indiquer le sort de la ville assiégée et de ses défenseurs, il étendait sur le sol sa longue main aux doigts noircis, et il répétait de sa voix gutturale : Morto ! Ce geste et cette parole lugubres évoquaient pour moi une ville détruite, ensevelissant sous ses décombres une population vaincue et le chœur tout entier de mes espérances.

Je e devais voir Lagouath cependant ; c’était écrit chez Dieu, comme disent les Arabes. Le gouverneur décida que deux de ses officiers accompagneraient le général Rivet, qui partait avec un escadron de chasseurs pour le théâtre de l’action. On tira au sort, et je fus désigné pour cette course. Certes, le même but ne rayonnait point au bout du lointain voyage que j’avais entrepris avec tant de plaisir et que j’avais cru interrompre pour toujours ; mais pour qui n’est étranger, comme dit Térence, à rien de ce qui est humain, chacun des grands spectacles de la vie a sa valeur et son attrait. J’allais voir un lendemain de combat, c’est-à-dire l’heure, philosophique de la guerre, le moment, où ceux qui survivent se jugent eux-mêmes et jugent les sorts ; puis j’allais visiter une de ces contrées où l’on est heureux d’avoir conduit son odyssée, parce qu’on voit apparaître sans cesse ensuite, parés d’une lumière chère à l’esprit et douce au cœur, les fantômes des jours qu’on y a laissés.

À notre départ de Médeah, ce ciel qui venait de nous traiter avec tant d’inclémence avait repris sa sérénité. Rien de plus charmant que la soirée de notre premier bivouac. Nous avions placé nos tentes