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de l’héroïque poésie : le siège de Lagouath est destiné à marquer dans l’histoire militaire de l’Algérie.

Ma première soirée à Lagouath ne se passa point dans la ville même. Les blessés seuls occupaient les demeures que leur sang nous avait données. Le camp existait, comme avant le siège. Seulement, devant la tente du général Pélissier, on voyait une pièce d’artillerie d’une forme bizarre : c’était un canon hollandais d’une époque déjà ancienne, qui, par je ne sais quel étrange destin, était venu des Pays-Bas défendre les remparts de Lagouath contre notre armée. Deux palmes cueillies sur le théâtre même de notre victoire dans les jardins de la ville assiégée ornaient cette pièce, devenue entre nos mains un trophée. Tout près de ce signe triomphal brûlait un vaste feu de bivouac. Là, sous un ciel où les étoiles se pressaient comme un immense peuple dans une cité en fête, quelques officiels devisaient sur leurs récens combats. Un des aides de camp du général Pélissier, le commandant Cassaigne, dont toute l’armée d’Afrique apprécie la belle intelligence et le noble cœur, me racontait les épisodes de l’assaut. Ce que je ne me lassais point de me faire redire, c’était tout ce qui touche un homme dont il ne reste plus que le souvenir aujourd’hui, le général Bouscaren.

J’ai servi sous les ordres du général Bouscaren, lorsqu’il commandait le 3e spahis, et j’ai conservé pour sa mémoire la respectueuse affection que sa personne avait le don d’inspirer. Ceux qui ne croient plus aux âmes chevaleresques ne l’ont point connu. La bravoure et la bonté marchaient enlacées dans sa vie comme deux sœurs. Quoique plus d’un genre de poignante tristesse ne lui fût point étranger, son visage avait toujours un sourire pour fêter la bienvenue de ceux qui le visitaient. On le trouvait gai ; je lui trouvais, moi, une de ces gaietés qui attendrissent, où l’on sent une nature dure à elle-même et douce envers le destin. Quand il reçut, devant Lagouath, la balle qui lui fracassa le genou, il dit à ceux qui l’entouraient : « Je n’ai qu’un regret, c’est de ne pas monter à l’assaut avec vous. » On l’appuya contre le marabout qui était derrière notre batterie de brèche ; on l’assit sur un amas de gargousses dont se servait notre artillerie. Alors, avec un sourire : « J’aimerais, fit-il, à fumer ma vieille chibouque : mais ce n’est pas le moment d’imiter Jean-Bart : je ne veux pas mettre le feu aux poudres. » Plus tard, lorsqu’on le transporta devant le front des troupes, sur une litière improvisée, des bataillons tout entiers, saisis par un de ces mouvemens d’enthousiasme qu’éveillent au cœur des soldats les puissans spectacles de la guerre, présentèrent spontanément les armes en s’écriant : « Vive le général Bouscaren ! » Lui, se soulevant sur sa couche ambulante : « Mes amis, dit-il, ce qu’il faut crier, c’est vive la France ! » Malheur à qui verrait