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on entend, dans l’air sonore, le bruit attendu si impatiemment par toutes les oreilles. La fusillade a commencé.

Nos goums sont établis sur une hauteur ; de là, ils dominent ces villages silencieux tout à l’heure, où maintenant retentissent les coups de feu. Ils ont mis pied à terre. Tandis que leurs chevaux broutent paisiblement, ils chargent et déchargent leurs armes ; on voit se dessiner sur le ciel leurs silhouettes et celles de leurs fusils. Le gouverneur s’élance au galop jusqu’au lieu de l’action. Quand il est près des sillages où l’on se bat, il fait avancer deux bataillons de zouaves et un bataillon du 20e de ligne. Nos fantassins se jouent de tous les obstacles du terrain ; ils disparaissent dans un ravin profond et reparaissent sur une pente rapide qu’ils gravissent au milieu des balles et des pierres. Bientôt une épaisse fumée, suivie d’une lueur ardente, annonce le châtiment de nos ennemis. Pendant quelques heures, la fusillade continue. On entend le duo du fusil français et du fusil kabyle. L’un rend un bruit sec et vif, l’autre un son lourd et prolongé. Peu à peu le fusil kabyle parle moins souvent. Enfin le combat cesse tout à fait ; le clairon sonne le ralliement des tirailleurs. Tandis que la colonne se reforme pour rentrer au camp, je promène mes regards sur le paysage où le hasard des guerres m’a conduit. C’est un lieu charmant, qui se laisse gracieusement envahir par la paix voluptueuse du soir. Un chêne est auprès de moi, qui étend sur un gazon dont mon cheval me semble tendrement épris, une ombre protectrice du repos et amie de la rêverie. Un caprice de ma pensée me rappelle une célèbre élégie de M. de Lamartine en sa jeunesse, et j’adresse mentalement sur un champ de bataille à l’auteur du Soir ces vers que d’un autre endroit Alfred de Musset adressait à l’auteur du Lac :

C’est là, le croirais-tu ? chaste et noble poète,
Que de tes chants divins je me suis souvenu.

Je crois qu’on peut toujours s’abandonner consciencieusement, en tout temps, en tout lieu, aux jouissances que veulent bien nous donner soit les génies impérieux de l’inspiration, soit les douces fées de la mémoire. L’action ne s’indigne pas de ces plaisirs qui ne la rendent ni moins obéie, ni moins aimée de ceux dont elle dirige la vie : si j’avais eu des doutes à ce sujet, notre armée me les aurait enlevés.

Dans l’état-major qui entourait le gouverneur, à cette journée du 19 mai, était le colonel de La Tour du Pin, venu tout exprès en Afrique, où le ramène régulièrement la saison des coups de fusil, pour occuper un esprit qu’envierait le plus goûté des écrivains et complaire à un cœur qui se fait aimer du plus obscur de nos soldats, M. le marquis de La Tour du Pin dira un jour, je l’espère, et dira mieux