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nement, il y a quelques années, l’explication et la défense des ballades enfantines applaudies dans les salons de la restauration. Un disciple fervent et convaincu de l’école gothique me disait très sérieusement : Que nous reprochez-vous ? De négliger le sentiment et la pensée ? C’est une étrange accusation. L’art, tel que nous le comprenons, est par lui-même une chose si parfaite, qu’il se passe tout à son aise du sentiment et de la pensée. L’émotion et la réflexion sont la substance ordinaire de la poésie, je ne le nie pas ; mais un art qui n’appelle pas à son secours ces deux élémens appartient à un ordre bien plus élevé. À l’aide du sentiment et de la pensée, le premier venu, habile ou inhabile, peut émouvoir et intéresser ; nous autres partisans de l’art pour l’art, nous procédons autrement. Nous abandonnons le sentiment à la foule, la pensée au solitaire, et nous voulons, par la combinaison des images, par la variété du rhythme, par la richesse de la rime, remplacer le sentiment et la pensée. — Je prenais d’abord cette définition de l’école gothique pour une ingénieuse ironie ; mais la suite de l’entretien me prouva que je m’étais trompé, et en effet toutes les œuvres de l’école gothique s’expliquent par la domination de la forme sur la pensée, ou plutôt par l’effacement de la pensée devant la forme. Le disciple indiscret et imprudent m’avait livré tout entier le secret de ses maîtres.

La cause de l’art gothique est aujourd’hui perdue. Entendons-nous pourtant : je ne veux pas dire que le moyen âge soit interdit sans retour à la poésie. Voici à quels termes se réduit ma pensée. Le moyen âge, comme toutes les époques de l’histoire humaine, est soumis aux conditions qui dominent toute poésie. La forme sans l’idée se traduira toujours en œuvres puériles. Aujourd’hui les poètes abandonnent le moyen âge et se retournent vers l’antiquité. La solitude qui s’est faite autour de l’art gothique, le silence dédaigneux et légitime qui accueille les derniers échos de cette école, ont suggéré à quelques esprits amoureux de la renommée le désir de souder la Grèce antique, et de chercher dans cette mine féconde quelques filons oubliés. Malgré l’anathème lancé par Berchoux contre les Grecs et les Romains, cette tentative mérite d’être prise en sérieuse considération. Reste à savoir si cette pensée, très acceptable en elle-même, sera poursuivie avec persévérance, si les poètes de notre temps étudieront l’antiquité plus sincèrement et plus profondément qu’ils n’ont étudié le moyen âge. Si nous devons avoir la chlamyde et le peplum au lieu du surcot et du tabard, ce n’était vraiment pas la peine de changer de thème. Si le chapiteau roman et l’ogive gothique doivent céder la place au chapiteau dorique ou corinthien, sans que la nature humaine tienne plus de place dans cette rénovation que dans la précédente, la tentative d’aujourd’hui ne vaut pas mieux que la tentative d’hier. Exa-