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— Du moufflon ! m’écriai-je ; quelle chance !

— Non, dit mon ami après mûr examen, c’est du cheval !

— Du cheval !

— Regarde un peu ces jarrets ; ils ne peuvent avoir appartenu qu’à un cheval.

Il fallut se rendre à l’évidence. Nous ouvrîmes la fenêtre, et le quartier impur alla tomber sur les glacis du rempart.

Nous nous perdîmes en conjectures sur l’usage que pouvait faire l’hôtelier de cette venaison peu orthodoxe ; mais le sommeil coupa court à nos divagations, et le lendemain nous ne songions guère à l’aventure de la veille. Nous mangeâmes bel et bien à table d’hôte, et ce fut précisément le matin de notre départ, qu’en dégustant un potage exécrable, je m’avisai de demander à l’hôtelier, par forme de plaisanterie, s’il était dans ses habitudes de faire du bouillon de cheval.

— Quelquefois, monsieur, répondit-il d’un air doux. Ici la viande de boucherie est fade, et un peu de cheval ne gâte rien.

À ces mots, nous demeurâmes stupéfaits, la cuiller à deux doigts de la bouche, immobiles comme la femme de Loth surprise par le châtiment du ciel. Que répondre à cet aveu si naïvement exprimé ? Notre réponse ne se fit pas attendre : nous allâmes chercher la fin de notre potage à Porlo-Vecchio.


II

Porto-Vecchio est une des parties les moins explorées de cette Corse si peu connue. Un village groupé sur une colline et dominant une vaste rade fermée par la nature comme celles de Smyrne et de Toulon ; — dans cette rade, pas un seul vaisseau, à peine quelques canots de pêcheurs ; — çà et là, de petites îles composées d’un bloc de rochers couronné de pins parasols ; autour de la ville, une plaine couverte de forêts, coupée d’étangs ; des flaques d’eau au milieu desquelles on voit percer les branches de quelque arbre noyé dans ces bas-fonds ; — des promontoires chargés de forêts impénétrables où les lianes s’enchevêtrent sur une étendue de plusieurs lieues ; des taillis de bruyères de vingt pieds de hauteur ; des clairières de cistes semées de bouquets d’arbousiers ; — tout cela enfermé dans un hémicycle de montagnes dont les flancs déserts ne montrent pas un seul village : voilà Porto-Vecchio. À cinq lieues de distance, nous sommes loin des honnêtes jardins de Bonifacio et de ses paysans italiens.

Ne croirait-on pas, à ce tableau, voir un de ces villages perdus sur les côtes de la Nouvelle-Hollande ou dans un coin reculé de l’Amérique du Nord ? Et pour compléter l’analogie nous mettons la main,