Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 3.djvu/154

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus à leur aise. — Les temps de la chevalerie accomplis, la réformation assise, l’esprit saxon atteint son apogée et règne pour la dernière fois en Angleterre sous la fille de Henri VIII. Il porte la couronne avec Elisabeth, et revendique tout entière la gloire de Shakspeare. Aussi ne voit-on à aucune autre époque l’Angleterre aussi homogène, aussi anglaise, ni il y a cinquante ans encore le Johni Bull typique se reportait toujours avec orgueil, comme vers une sorte d’âge d’or, au règne de la « bonne » queen Bess ! Ce composé de Teuton et de Franc, qui aspire à l’unité sous le nom de true Briton, marchait d’ensemble plus qu’il ne l’a jamais fait depuis. Ce qu’est pour la France Henri IV, Elisabeth l’est pour l’Angleterre, et « la poule au pot » du Béarnais trouve un pendant exact dans ce qu’on a justement appelé le beef-and-beer-ism de la dernière des Tudors[1].

Le développement de l’esprit saxon, tel que nous l’offre le règne d’Elisabeth, coexiste-t-il de toute nécessité avec la grandeur de l’Angleterre ? en est-il le signe, ou bien présage-t-il d’affreux déchiremens dans l’avenir ? C’est le secret que garde peut-être la fin du siècle. Avec Elisabeth, et après avoir épuisé pour Shakspeare les trésors d’un silence de huit cents ans, le génie saxon s’éteint ; tout change d’aspect. Les tendances normandes s’intronisent avec les Stuarts, et la littérature anglaise entre dans cette période d’imitation forcée où nous la voyons pendant plus de deux cents ans. Sous les républicains et Cromwell, nous assistons bien à l’insurrection de l’élément saxon ; mais ici il agit, il prie, prêche, renverse et tue : il ne chante guère. La grande illustration de ce temps, la seule aussi, — Milton, — n’est ni Gaulois, ni Germain ; c’est un classique. Enfin, depuis Charles II jusqu’à nos jours, l’esprit saxon lutte. Or c’est précisément dans cette nouvelle attitude d’antagoniste de l’élément souverain et dans le dernier moment de cette lutte que nous sommes amené à le suivre par une publication récente, où les tendances nouvelles de la poésie anglaise se révèlent avec une netteté singulière.

Que depuis vingt ans il se soit opéré en Angleterre un changement que les Anglais eux-mêmes commencent à avouer, ceci ne fait plus matière à discussion ; mais, en examinant bien, ne trouverait-on pas quelque lien entre l’émancipation morale que nous signalons et la soudaine explosion de cet esprit saxon comprimé depuis deux siècles ? Pour qui la connaissait à fond, l’Angleterre présentait jusqu’à ces dernières années un spectacle vraiment curieux, et qui justifiait parfaitement l’épithète de la grande incohérente appliquée à la nation anglaise par M. de Talleyrand. Incohérente en effet, elle l’était en tout. Vouée à la défense d’une foi dont la première base est le libre examen,

  1. Littéralement « théorie du bœuf et de la bière. »