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preuve convaincante de la non-existence des revenons se trouvait dans le fait que l’ombre du docteur Johnson laissait en paix Carlyle. » Or les œuvres que ce despote littéraire eût certes condamné à être brûlées, sous prétexte d’incompréhensibilité, peuvent bien demeurer quelque peu obscures pour des lecteurs étrangers, surtout pour ceux dont la langue natale dérive des racines latines. C’est dans cette difficulté d’interprétation que réside, je crois, la cause du peu de retentissement qu’a eu en France l’école anglo-saxonne.

En Angleterre, à l’heure où nous sommes, le vent est à la poésie. Un roman nouveau, même un livre politique, éveillent un écho moins immédiat dans le public qu’un petit volume de vers. Hier c’était Julian Fane, aujourd’hui c’est Alexander Smith[1] ; et depuis tantôt six ou huit mois les reviewers, gens peu poétiques de leur nature, sont obligés par l’opinion générale à expliquer des succès dont ils croyaient la mode passée depuis longtemps. Quant au premier de ces deux nouveau-venus, Julian Fane, il est facile de voir que l’amour de la forme domine chez lui, et c’est là un point d’une importance extrême lorsqu’il s’agit d’une langue dont les barrières sont à peu près détruites. À côté de l’esprit saxon, qui évidemment anime M. Fane et le pousse aux hardiesses de style, on découvre les marques infaillibles de ce goût « qui modère et contient tout, » ainsi que dit le vieux Goethe, de ce goût qui plus tard, et lorsqu’il a conscience de lui-même, devient de la réserve. C’est par ce sentiment passionné de la forme, parce culte inné du beau, que Shelley arriva à dompter sa muse échevelée, et à régner en souverain sur une imagination effrénée au lieu de se laisser emporter par elle. Entre tous les shelleyistes de ce temps-ci, M. Fane, qui est le dernier et qui a le moins produit, est peut-être celui qui de ce point de vue promet le plus pour l’avenir. C’est déjà un poète ; il n’y aurait rien d’étonnant à ce qu’un jour ce fût un maître.

Parmi les talens littéraires qui depuis dix ans se sont fait jour en Angleterre, combien n’y en a-t-il pas que l’aristocratie peut réclamer à bon droit ? Loin de nous l’idée de soutenir que tous les produits de cette littérature du high life soient bons, il nous suffit simplement de constater la tendance, que nous croyons excellente. Qu’on veuille bien se donner la peine de comparer les loisirs d’un homme à la

  1. M. Alexander Smith a vingt ans à peine, et son poème intitulé « Life Drama (le Drame de la Vie), publié au mois d’avril dernier, est déjà célèbre dans toute la Grande-Bretagne. Chez ce remarquable jeune homme, on reconnaît les défauts tout autant que les qualités de Shelley. L’imagination déborde ; c’est presque de l’ivresse, du délire, et on sent qu’avec M. Alexander Smith le shelleyisme a atteint ses dernières limites ; — plus loin on toucherait à l’extravagance.