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malgré les efforts du gouvernement français, à réaliser leur fortune avant de franchir la frontière, l’argent afflua tellement dans la Hollande, qu’on 1687 le taux de l’intérêt à Amsterdam était tombé à 2 pour 100, et que cette ville seule servait aux protestans français 150,000 florins de rentes viagères.

Sous le rapport commercial, les résultats de l’émigration pour les Provinces-Unies ne furent pus moins importuns. Harlem vit s’établir d’importantes fabriques de ces magnifiques étoffes de soie à fleurs qu’on appelait belles triomphantes. Amsterdam, qui jusqu’alors avait été exclusivement maritime, devint en peu d’années une des cités manufacturières les plus importantes de l’Europe. La Hollande, par son commerce cosmopolite, fit sur tous les marchés du monde une concurrence victorieuse au commerce français, en même temps qu’elle s’affranchissait vis-à-vis de la France d’un tribut annuel de plus de 42 millions qu’elle lui payait pour achat de montres, de dentelles, et d’étoffes de soie, de gants, de quincaillerie, etc. Les colonies profitèrent comme la métropole. Trois mille réfugiés environ se rendirent au cap de Bonne-Espérance et peuplèrent une vallée qu’on désigne encore aujourd’hui sous le nom de Vallée des Français, ils la transformèrent en un immense vignoble, et y produisirent pour la première fois ces vins fumeux du Cap, qui font sur tous les marchés de l’Angleterre une si rude concurrence à nos vins français. Perdue à l’extrémité du monde, la colonie française du Cap est encore représentée aujourd’hui par une population d’environ quatre mille âmes, et elle habite principalement deux grands villages nommés, l’un le village de Charron, du nom de son fondateur, l’autre le village de La Perle. Tout en gardant fidèlement le culte et la langue des ancêtres, elle est devenue tellement étrangère à cette vieille Europe, dont la sépare l’immensité des déserts ou des mers, que parmi ceux qui la composaient en 1828, personne ne savait que la France, depuis la fin du dernier siècle, avait enfin proclamé la liberté de conscience comme le dogme inviolable des sociétés modernes.

Au double point de vue de la politique et de la guerre, les réfugiés français de la Hollande exercèrent sur les affaires de leur temps une très grande influence. Tandis que les réfugiés de Londres préparaient de longue main l’avènement du prince d’Orange au trône d’Angleterre, celui-ci recrutait principalement avec les réfugiés de la Hollande l’armée qui devait, à la bataille de la Boyne, lui assurer la couronne. Ce fut un réfugié, Brousson, qui conçut la pensée de la ligne d’Augsbourg, et plus tard, quand éclata la guerre de la succession, des ingénieurs français, sortis de l’école fondée par Louvois, dirigèrent les sièges entrepris par les armées des alliés. Enfin la haine contre la France était si ardente au cœur de ses enfans proscrits, qu’en 1708 des officiers protestans au service de la Hollande pénétrèrent de Courtrai jusqu’aux environs de Versailles, et vinrent enlever, sur le pont de Sèvres, le premier écuyer du roi, M. de Beringhen.

Nous avons dit que la colonie française de Berlin, religieuse ou philosophique, contribua puissamment à préparer la révolution française ; on peut dire avec autant de raison que la colonie littéraire de la Hollande contribua à préparer en France l’avènement du scepticisme philosophique au XVIIIe siècle.