accent particulier de sympathie, qui se reportait, naturellement sur tout ce mouvement intellectuel au milieu duquel le philosophe avait vécu, et dont il avait été l’un des organes. Cela est bien simple, M. Mignet est du temps de Jouffroy par les idées, par les goûts, par les espérances politiques. M. Mignet est resté pour voir le naufrage de plus d’une de ces espérances, de plus d’une de ces idées, sans cesser d’y croire. Jouffroy est tombé avant l’heure, épuisé et vaincu par les luttes intérieures, et après avoir révélé un talent qui semblait capable de plus d’œuvres qu’il n’en a produit. C’était au reste une des natures les plus rares, chez qui le travail philosophique prenait une forme animée et vivante ; la poésie se mêle, chez Jouffroy, à l’observation des phénomènes de la conscience, qui furent l’objet principal de ses études ; une sorte d’émotion contenue et palpitante se faisait sentir dans ses écrits comme dans sa parole. Ce mélange d’observation psychologique, de poésie, d’émotion, d’angoisse intérieure même parfois, est ce qui fait l’originalité de Jouffroy, dont les idées philosophiques seules seraient loin, certes, de donner une idée suffisante.
À un certain point de vue, Jouffroy peut passer pour un des types mélancoliques et douloureux de toute une classe d’esprits de notre temps, de ceux que le scepticisme envahit sans les satisfaire. Qu’on se souvienne de ces émouvantes et éloquentes pages dans lesquelles il raconte cette nuit, cette fatale nuit de décembre, où, seul dans sa chambre étroite, voyant la nuit s’écouler, la lune décroître, les étoiles jeter leur clarté vacillante, il sentit la foi de sa mère pâlir dans son âme, et, à la place de sa foi détruite, ne trouva plus que le vide, un vide désolant et nu. Qui n’a point eu aussi de nos jours sa nuit de décembre ? Qui n’a point éprouvé à un moment donné les mêmes angoisses, les mêmes défaillances ? C’est par-là que Jouffroy est véritablement le type d’une certaine classe d’esprits à un certain moment de ce siècle. Le penseur qui sera le type des jours nouveaux, qui exprimera le besoin renaissant des âmes lassées, sera celui qui aura eu, lui aussi, sa veillée nocturne, où, à la clarté des étoiles, au milieu des murmures de la nuit, il aura senti la foi reprendre possession de son âme, retrouvant ainsi toutes ces règles simples et sévères de l’existence que Jouffroy regrettait, et qui arrêtent les esprits sur cette pente au bout de laquelle on ne trouve que la désolation et la ruine. Plus avancé dans la vie, Jouffroy n’eût point écrit sans doute cet article terrible tracé au milieu des émotions frémissantes de la jeunesse : Comment les dogmes finissent ! Il eût senti où cela conduisait, et que le véritable titre d’un tel sujet était : Comment les civilisations finissent ! comment les peuples finissent ! — Les civilisations et les peuples, en effet, ne se forment ni ne vivent au hasard. C’est un ensemble de croyances religieuses qui les vivifie et les soutient. Proclamer la déchéance d’un dogme, c’est proclamer la fin d’une civilisation. Mais alors il faudrait avoir à donner au monde une autre âme, une foi nouvelle et supérieure. Ce n’est donc point sans utilité que les œuvres de Jouffroy peuvent être encore interrogées et étudiées, et ce n’est point sans à-propos que M. Mignet, l’autre jour, rendait la vie à cette rare nature, à ce talent, profond et fin, où il y avait presque autant du poète que du philosophe.
Ce n’est point là d’ailleurs seulement qu’on peut aller chercher quelque chose de la vie intellectuelle contemporaine. On touche de trop près encore