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plus la trace que sur les vieux vases de porcelaine ? Non, l’empire n’avait pas changé de maîtres ; mais les Chinois portaient le deuil de leur père. Après trente années de règne, le fils de Kia-king, le petit-fils du glorieux Kien-long avait rejoint dans la tombe les cinq souverains de la dynastie mantchoue, laissant à son successeur un empire ébranlé et un avenir plein d’incertitudes.

L’empereur Tao-kouang, avant de mourir, avait désigné pour lui succéder le quatrième de ses fils, qui prit en montant sur le trône le nom de Y-shing. Ce prince était issu d’une femme tartare, car, suivant les lois de la dynastie Taï-tsing, les descendais des femmes chinoises ne peuvent avoir de droits à la couronne. L’avènement du nouveau souverain ne fut marqué par aucune réforme. Le respect que les princes, comme les moindres sujets du Céleste Empire, sont tenus de montrer pour la mémoire paternelle interdit, pendant une année au moins, à l’héritier du trône tout acte qui pourrait sembler une censure de la politique suivie par son prédécesseur. Bientôt cependant, des rumeurs, accueillies par les uns, repoussées comme invraisemblables par les autres, annoncèrent aux habitans de Canton qu’une conspiration avait été ourdie par un des frères du vieil empereur, et qu’avec l’assistance de Lin, mandarin bien connu par ses tendances rétrogrades, cet oncle rebelle avait réussi à enlever le trône et la vie à son neveu. C’est alors qu’on put juger de la parfaite indifférence des populations de l’empire pour ce qui pouvait se passer à Pe-king. Ces bruits, qui eussent ému si profondément une nation moins habituée à considérer la suprême puissance comme le couronnement indispensable de l’édifice social et son action tutélaire comme indépendante de la personne du souverain, éveillèrent à peine l’attention des Cantonais. On les vit vaquer à leurs affaires avec le même calme et la même patience laborieuse que par le passé. Ils laissèrent les Européens mettre tout à leur gré les deux nationalités en présence et se figurer les Chinois, sous la conduite du vieux Lin, prêts à s’élancer contre les Mantchoux, à la tête desquels venait se placer naturellement le Tartare Ki-ing. Pour eux, ils continuèrent à cultiver leurs champs, à régler leurs comptes, à vendre leurs denrées, comme si les troubles du nord ne les eussent touchés en aucune façon. L’œil le plus pénétrant n’eût pu distinguer à cette époque le moindre symptôme d’agitation dans une province que l’on a toujours signalée à bon droit comme la plus turbulente du Céleste Empire. Je fus profondément frappé de cette apathie, et j’y crus reconnaître une des causes qui entravent le plus énergiquement en Chine le progrès des révolutions. Je compris combien les mécontens, s’ils osaient arborer la bannière de la révolte, auraient de peine à passionner le peuple et à éveiller son zèle pour des projets étrangers en réalité à ses intérêts