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cupé l’Amérique, où elle a été souvent et complètement dénaturée.

Voici le thème de quelques écrivains américains hostiles à Beaumarchais : suivant eux, l’auteur du Barbier de Séville aurait indignement exploité les États-Unis. Il aurait reçu à titre gratuit du gouvernement français et du gouvernement espagnol, non-seulement un million, mais tous les millions convertis par lui en fournitures ; il les aurait reçus avec la mission expresse d’envoyer ces fournitures gratis aux Américains, il en aurait audacieusement exigé le paiement, et comme les nécessités de la politique par rapport à l’Angleterre imposaient aux gouvernemens donateurs le silence sur leurs véritables intentions, Beaumarchais, leur agent, aurait profité de cette circonstance pour extorquer aux États-Unis des sommes énormes[1]. À ce roman injurieux pour Beaumarchais il faut opposer la vérité, qui serait peu honorable pour le gouvernement des États-Unis, si l’on ne savait combien les gouvernemens qui se fondent sont entourés de tiraillemens et de désordres, et qu’il suffit quelquefois d’un homme malintentionné et jaloux pour entraîner d’autres hommes qui ignorent les faits à des actes d’une injustice flagrante et d’une révoltante ingratitude. Beaumarchais a reçu, non pas des millions, mais un million, du gouvernement français, pour se charger à ses risques et périls d’une opération qui en un an l’avait entraîné à une mise en dehors de plus de 5 millions. Nous le verrons tout à l’heure, en un moment d’extrême détresse occasionnée par la négligence qu’apportait le congrès dans l’exécution des engagemens les plus formels, implorer vainement de M. de Vergennes un nouveau secours d’un million qui lui est refusé[2]. Reçut-il en plus du gouvernement espagnol un million ? C’est une question au moins douteuse, car je n’ai pas trouvé trace dans ses papiers de ce million, et je ne vois à l’appui de l’opinion qui présente Beaumarchais comme l’ayant reçu qu’une phrase de la lettre de M. de Vergennes au roi citée plus haut, dans laquelle le ministre, en demandant l’autorisation de délivrer un million à Beaumarchais, parle de son intention de proposer au ministère espagnol de doubler l’opération. Ce qui me porterait à douter

  1. Ce thème est amplement développé dans l’ouvrage intitulé : A Political and civil History of the United States of America from 1763 to 1797, by Timothy Pitkin. Je n’ai pu me procurer l’ouvrage de M. Pitkin, mais j’ai lu un résumé très complet du chapitre consacré à Beaumarchais dans un journal français publié aux États-Unis ; j’ai entre les mains tous les documens soumis au congrès à diverses époques sur cette affaire ; j’ai enfin sous les yeux les Mémoires d’Arthur Lee, l’adversaire le plus acharné de Beaumarchais, qui le premier a mis en circulation la thèse adoptée par M. Pitkin. Je crois donc pouvoir réfuter cette thèse en connaissance de cause.
  2. Neuf ans après l’époque où nous sommes arrivés, en 1785, Beaumarchais reçut du gouvernement une indemnité de plus de 2 millions, mais pour une affaire toute spéciale, et qui n’a point trait aux fournitures faites pour les États-Unis.