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toujours des lettres signées par Arthur Lee tout seul et écrites à l’insu de ses deux collègues. Placé entre les affirmations contradictoires de Silas Deane et d’Arthur Lee, le comité secret du congrès attendait le témoignage de Franklin, et Franklin gardait le silence. Dès le premier jour de la réunion des trois commissaires américains à Paris, Deane et Arthur Lee étaient à couteaux tirés. Franklin, déjà prévenu contre l’auteur du Barbier de Séville par son ami le docteur Dubourg, et dans la vaine espérance d’avoir la paix avec Arthur Lee, avait pris le parti de lui sacrifier Beaumarchais, en déclarant à Deane qu’il ne voulait se mêler en rien de la transaction faite entre lui et ce dernier. Il faut ajouter à cela que ce même général Ducoudray que nous avons vu plus haut si vertement réprimandé par Beaumarchais était arrivé en Amérique furieux contre lui, et après lui avoir écrit en France la lettre la plus embarrassée et la plus humble, il avait débuté aux États-Unis par l’insulter dans le pamphlet le plus violent[1].

Enfin, pour achever d’expliquer l’attitude du comité secret du congrès, qui sans cela serait inexplicable, il faut dire que les lettres de Beaumarchais lui-même étaient assez bizarres par un mélange de patriotisme et de négociantisme, également sincères chez lui, pour inspirer de la défiance à des esprits déjà prévenus. Qu’on se figure en effet de sérieux Yankees, qui presque tous avant de faire la guerre avaient fait le commerce, recevant des masses de cargaisons embarquées souvent à la dérobée, pendant la nuit, et dont les factures présentaient par conséquent quelques irrégularités, le tout sans autre lettre d’avis que des missives un peu ébouriffées, signées du nom romanesque de Roderigue Hortalez et compagnie, dans lesquelles Beaumarchais mêlait des protestations d’enthousiasme, des offres de services illimités, des conseils sur la politique à suivre, à des demandes de tabac, d’indigo ou de poisson salé, et qui se terminaient par des tirades comme celle-ci par exemple :


« Messieurs, considérez ma maison comme la tête de toutes les opérations utiles à votre cause en Europe, et ma personne comme le plus zélé partisan de votre nation, l’âme de vos succès et l’homme le plus profondément pénétré de la respectueuse estime avec laquelle j’ai l’honneur d’être, etc.

« Roderigue Hortalez et Cie. »


L’esprit calculateur des Yankees était naturellement porté à penser qu’un être aussi ardent et aussi fantastique, si toutefois cet être existait réellement, jouait une comédie commerciale convenue entre le gouvernement français et lui, et qu’on pouvait en toute sûreté de

  1. Peu de temps après son arrivée en Amérique, ce général se noya au passage d’une rivière.