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eux, puisque je le destine à m’aller chercher promptement et d’autorité des retours que l’indolence ou la pénurie de mes débiteurs me retiennent depuis trop longtemps. L’Amérique aujourd’hui me doit cinq millions. » À la même époque, en proposant à M. de Vergennes un projet d’emprunt pour les Américains, il écrit : « Si l’on est surpris que, malgré les mécontentemens excessifs que j’ai des Américains, mon zèle pour eux soit toujours aussi chaud, le mot de l’énigme, c’est que je vois toujours la France dans l’Amérique. »

N’est-il pas évident pour tout homme de sens que si, comme l’affirmait si effrontément Arthur Lee, Beaumarchais eût été chargé par le ministère d’envoyer gratis ses cargaisons en Amérique, il n’aurait jamais eu l’audace d’écrire aux ministres eux-mêmes des lettres où il se plaint sans cesse de ses débiteurs d’Amérique, et que, s’il eût ainsi frauduleusement dénaturé sa mission, la Bastille en eût fait justice ?


II. — LES FLOTTES DE BEAUMARCHAIS DANS LA GUERRE D’AMÉRIQUE.

Déterminé à voir clair dans l’intrigue qui empêchait le congrès de remplir les engagemens de Silas Deane, Beaumarchais envoya enfin en Amérique le jeune de Francy, avec la double mission d’obtenir justice du congrès pour le passé et d’empêcher qu’à l’avenir ses cargaisons fussent livrées gratis. Je citerai ici deux de ses lettres inédites à Francy, parce qu’elles le montrent bien sous son véritable aspect, aussi ardent dans ses correspondances intimes que dans ses lettres officielles, et avec cette étrange variété d’allures et d’instincts qui le caractérise.


« Paris, ce 28 décembre 1777.

« Je profite, mon cher Francy, de toutes les occasions pour vous donner de mes nouvelles ; qu’il en soit ainsi de vous, je vous prie.

« Quoiqu’il soit aujourd’hui le 20 décembre 1777, mon grand vaisseau n’est point encore parti ; mais c’est un sort à peu près commun à tous les vaisseaux marchands destinés pour l’Amérique. Le ministère a craint que le commerce n’enlevât à la fois trop de matelots dans un temps où il peut en avoir besoin d’un moment à l’autre. Les ordres les plus rigoureux ont été donnés dans tous les ports, mais surtout dans celui où j’arme. Il paraît que la force et la capacité de mon navire ont fait faire au lord Stormont quelques levées de boucliers sur lesquelles le ministère a craint qu’on ne le soup-

    peuvent désirer un jour que leurs noms ne soient pas cités dans une affaire de commerce ; et pourvu que nous nous y reconnaissions eux et moi, cela suffit quant à présent. » Ainsi le goût du commerce n’était pas seulement l’attribut de l’auteur du Barbier de Séville : voici de très grands seigneurs qui, au lieu d’aller « se faire casser la tête aux insurgens, » comme on disait alors, prêtèrent leur vendre des pacotilles par l’intermédiaire de Beaumarchais.